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suffrage ; elle ne pouvait, en aucune façon, le guérir de son ignorance ; — et, même de la corruption, n’était-ce pas une illusion encore, de croire qu’il l’en guérirait ? Cette illusion, Mill, si confiant qu’il fût dans les vertus éducatrices du suffrage, ne l’avait eue qu’à moitié. Il avait prévu ce que deviendrait, dans une société toute démocratique, la puissance de l’argent, et contre cette puissance de l’argent, il voulait que l’on protégeât la liberté et la dignité du suffrage ; qu’on limitât par une loi les dépenses électorales, qu’il fût justifié de toutes, ou que l’élection fût annulée, comme entachée et viciée ; et, de plus, que le candidat ne pût personnellement effectuer aucune dépense, la loi l’eût-elle autorisée ; et plus encore : que les dépenses électorales, nécessaires et légitimes, fussent mises à la charge soit de l’État, soit de la circonscription qui aurait un représentant à élire.

Il y avait assurément du bon dans cette idée, et d’abord, l’idée elle-même, le principe même. Si la représentation est une fonction publique, les frais d’élection doivent être imputés aux dépenses publiques. Ce ne peut être l’objet d’une dépense privée, que de se faire élire à une fonction publique. En décider et en disposer autrement, c’est donner le change sur la nature de cette fonction ; c’est présenter comme une faveur à acheter, ce qui n’est qu’un office à remplir ; c’est supposer au profit du candidat ce qui doit être au profit de l’État ; et c’est faire des fonctions publiques l’apanage de la fortune, ou du moins faire de l’élection un jeu, de la fortune un gros atout ; c’est introduire la corruption dans l’acte de la vie nationale d’où elle devrait être le plus impitoyablement chassée.

Le principe est bon, cela n’est, pas douteux, de limiter les dépenses électorales ; mais il faut se garder de n’aboutir, en pratique, qu’à rendre la corruption plus hypocrite, car la corruption est chose si subtile, et le corps social, comme le corps humain, lui offre tant de prises que, sans doute, elle s’infiltre toujours par quelque endroit. Ce n’est pas l’argent seul qui corrompt, et ce n’est pas avec l’argent qu’on corrompt le plus. Il y a les places et les promesses de places, et l’on y recourt d’autant plus volontiers et d’autant moins scrupuleusement que c’est, comme on dit, l’État qui paye. La multiplication des fonctions et des fonctionnaires, ce miracle de l’État moderne, n’a peut-être donc pas, en dernière analyse, d’autre cause : c’est que la corruption électorale, de cynique est devenue dissimulée ; de directe, indirecte ; et de privée, publique.

Mais s’il en est ainsi, les finances même, et la morale, se trouveraient bien que le trésor prît à sa charge les dépenses électorales. Il n’y aurait plus qu’un danger : ce serait que l’État ou le