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imprudence confier sa barque. » Les partisans du scrutin de liste reprennent alors : « Mais, avec votre scrutin d’arrondissement, nous n’aurons jamais que des choses médiocres et des hommes médiocres, des intérêts et des députés de clocher. » — « Ce sont les intérêts réels, leur riposte-t-on du camp opposé, et les hommes médiocres sont les hommes pratiques. Après tout, vous en avez usé, du scrutin de liste, il n’y a pas longtemps : quels hommes si éminens nous a-t-il donnés ? »

« Enfin (et c’est le coup que tenaient en réserve les défenseurs du scrutin de liste), enfin ! le scrutin d’arrondissement fausse l’esprit même du régime : le représentant, avec lui, n’est plus qu’un commissionnaire, qui assiège les ministres et les bureaux ; si bien que des électeurs aux candidats, des comités aux députés, des députés aux chefs île groupes, et des chefs de groupes aux ministres, la politique n’est plus qu’un marchandage. » Le coup est bien lancé et il porte, mais le scrutin d’arrondissement n’en est pas frappé à ne s’en plus relever : « Commissionnaires pour commissionnaires ! peuvent encore répondre ses apologistes : au lieu de commissionnaires d’arrondissement, vous aurez des commissionnaires de département. Le régime n’y gagnera rien, et les ministres y perdront ; car, pour n’être plus assiégés par un seul député, ils le seront par toute une députation. »

S’il n’y avait que ces raisons pour et contre le scrutin de liste ou pour et contre le scrutin d’arrondissement, il semblerait que leurs avantages, comme leurs inconvéniens respectifs, se compensent et que, au total, ils s’équilibrent presque ; que les deux procédés se valent : qu’on est, entre eux, dans une complète liberté d’indifférence ; — et l’on ne s’expliquerait pas que tant et de si célèbres orateurs aient prononcé tant et de si longs discours en faveur de l’un ou de l’autre. Soit en faveur de l’un, soit en faveur de l’autre, les motifs invoqués sont, en général, négatifs : on n’affirme pas la supériorité de l’un des deux modes de scrutin ; on nie la supériorité de l’autre : le scrutin de liste a contre lui ceci, mais le scrutin uninominal n’a-t-il pas cela ? Et les critiques ou les reproches qu’on se renvoie de l’un à l’autre ne manquent, ni d’un côté ni de l’autre, de fondement. Mais, tout de même, entre le scrutin d’arrondissement et le scrutin de liste, il n’y a pas égalité parfaite, et si l’on considère, comme on le doit, à quelles fins est institué le suffrage, le scrutin de liste a sur le scrutin uninominal une supériorité positive.

Premièrement — le droit de suffrage est institué par l’État au profit de l’État, qui cherche, dans les élections, une impulsion et une direction, ou une indication, pour la politique. Par suite, plus l’impulsion sera énergique, plus la direction sera ferme, plus