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souverain ; une souveraineté de l’exercice de laquelle on ne pourrait pas, quand il plaît, s’abstenir et qu’on ne pourrait pas au besoin abdiquer, n’est plus une souveraineté ; c’est, dans le langage du droit comme en logique, une servitude.

Il faut, par conséquent, choisir entre « le vote obligatoire » et « la souveraineté du peuple. » Se résout-on à passer outre et convient-on, comme nous le disons, nous, que voter n’est ni l’exercice d’une prétendue souveraineté, ni l’affirmation positive d’un prétendu droit naturel, mais une commission, une charge ou une fonction sociale, conférée par l’Etat au profit de l’Etat, l’objection théorique disparaît en partie, mais tout n’est pas fini. En effet, quelle sera la sanction ? Le vote est obligatoire, sous peine… Sous peine de quoi ? Nécessairement, voici quelle sera la peine : lorsqu’on aura négligé de voter deux ou trois fois et qu’on aura reçu deux ou trois avertissemens, après s’être vu afficher à la porte de la mairie, on sera rayé de la liste électorale.

La belle affaire ! et le beau sermon que fera le juge à ce citoyen peu zélé : « Un tel, il y a cinq ans que vous n’avez voté. Eh bien ! vous ne pourrez voter que dans cinq ans, quand, par la suspension de votre devoir électoral, vous aurez appris ce que c’est que le devoir électoral ! » Et, sans doute, nous sommes si étrangement faits qu’un tel, qui ne votait jamais, sera peut-être puni et souffrira peut-être d’être privé de suffrage. Mais, pour parler de pénalité, ce n’est pourtant pas là une pénalité. Que si l’on veut de vraies peines, des peines afflictives (seront-elles aussi infamantes ? ) quelles seront-elles ? L’amende ? la prison même ? Alors combien d’amende ? et combien de prison ? Un franc, — comme dans le canton de Schaffouse ? Deux francs, — comme dans Saint-Gall ? De un à trois francs, avec réprimande, et vingt francs, en cas de récidive dans les six ans, — comme en Belgique ? Et justement, la Belgique vient de faire, en grand, une application du vote obligatoire. Mais, ainsi que le remarquait un des rapporteurs, « ce principe de l’obligation existe, du reste, dans ses lois. On est obligé de faire partie du conseil de famille ; on ne peut se soustraire aux fonctions de juré ; on ne peut refuser le service de la garde civique, et il faut participer aux élections de la garde. » — L’argument est irrésistible, pour les pays qui jouissent encore du régime bourgeois de la garde civique. Mais, pour les autres, qui ne le connaissent plus, ce serait s’exposer à quelque ridicule que d’instituer la salle de police, « les haricots » du suffrage universel ; et l’effet obtenu, quand on enverrait réfléchir les citoyens trop mous ou les souverains trop fainéans que nous sommes, sur l’inconvénient qu’il y a à dédaigner la souveraineté, ne serait probablement pas celui que l’on aurait poursuivi.