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les listes, soit près d’un quart d’abstentionnistes, quel que puisse être le motif de l’abstention ou de l’absence. Lin quart, c’est la moyenne ; mais, dans plusieurs départemens, le chiffre des abstentions dépasse sensiblement le tiers. Dans quelques-uns, il arrive presque à la moitié des électeurs inscrits.

Depuis 1889, l’indifférence, le détachement, n’ont fait encore qu’augmenter et l’on peut, par la simple observation, évaluer à un tiers environ, dans la plupart des circonscriptions, le chiffre des abstentions aux élections dernières. Défalquez les bulletins blancs, les bulletins nuls, les votes fantaisistes : il reste un député élu par la moitié, plus un, de moins des deux tiers des électeurs inscrits. — c’est-à-dire par moins d’un tiers, — c’est-à-dire par une minorité, — dont il faut une fiction un peu forte pour faire une majorité, la majorité et même, dans la rhétorique parlementaire, « le pays ».

Les abstentions creusent donc et minent en quelque sorte la plupart des élections : elles condamnent les majorités à n’être que des apparences et les Chambres, que des fantômes. Et non seulement elles réduisent à des minorités les prétendues majorités ; non seulement elles restreignent à l’excès la quantité des électeurs réellement représentés, mais elles ont une détestable action sur la qualité des représentans, et de contre-coup en contre-coup elles détériorent toute la politique. Car si, suivant un mot aussi juste que piquant, ce sont toujours, à la guerre, les mêmes qui se font tuer, ce sont toujours, aux élections, les mêmes qui ne se font pas tuer, pour cette raison péremptoire qu’ils ne répondent pas à l’appel. Oui, ce sont toujours les mêmes et, par malheur, ce sont toujours les plus posés, les plus rassis, les plus intelligens, il faut le dire : ce sont, les meilleurs, d’où il suit que notre sort à tous dépend des moins bons ou des pires.

Mais qu’y faire ? Traîner aux urnes ces réfractaires ou ces récalcitrans ? Décréter le vote obligatoire ? On sait des législateurs amateurs et même des législateurs en titre qui ne reculeraient pas devant cette extrémité. Tout récemment, deux propositions portant obligation de voter ont été soumises à la Chambre, l’une venue de la droite, et l’autre d’une de nos gauches ; ce qui prouve au moins que le fléau de l’abstention n’épargne aucun parti. Il sera curieux de voir ce que décidera sur ce sujet une assemblée dont chaque membre a, chaque jour et dix fois par jour, à la bouche ces syllabes sacrées : « la souveraineté nationale », puisque, enfin, si je suis souverain, le premier usage que j’aie le droit de faire de ma souveraineté, c’est précisément de n’en pas faire usage. Un souverain qu’on oblige à l’exercice de la souveraineté a « un supérieur humain » et, par définition, n’est plus un