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soleils brûlans : tigres, palmiers et serpens à sonnettes. Parmi les hommes aussi il y a de belles portées de fauves, de magnifiques couvées de reptiles et beaucoup de merveilles admirables se trouvent parmi les méchans. Il est vrai que de même que vos sages ne m’ont pas paru assez sages, de même la méchanceté humaine m’a paru au-dessous de sa réputation. Mais, en vérité, il y a encore un avenir pour le mal, et le midi le plus brûlant n’est pas encore découvert pour les hommes. Il faut que de vos chats sauvages naissent des tigres, de vos crapauds et de vos lézards des dragons et des crocodiles. »

Cependant, empoisonné de sophismes, saturé d’orgueil, Zarathoustra tombe de plus en plus sous le poignet d’airain de sa Némésis. Malgré sa superbe outrecuidance, la terreur de l’Éternel et de l’infini pèse sur lui. Cette terreur prend enfin la forme d’une hallucination. Lui-même appelle ce cauchemar l’Énigme ou le spectre de la solitude profonde. C’est malgré lui qu’il trahit cette aventure. Il la conte un soir, à voix basse, à de vieux loups de mer qui l’ont accueilli sur leur navire.

Le cœur dur et les lèvres serrées, je marchais un jour d’un pas lugubre dans le crépuscule cadavéreux. Plus d’un soleil avait sombré pour moi.

Je gravissais un sentier obstiné, méchant et solitaire, qui se tordait sur les pierres croulantes, sans touffe d’herbe ni buisson ; le sentier de montagne grinçait sous la morsure de mon talon.

Je passais muet sur le rire moqueur des caillons, écrasant la pierre qui me faisait glisser : ainsi mon pied se forçait à monter.

Oui à monter, en dépit du nain perclus accroupi sur mes épaules, de l’esprit de pesanteur qui versait du plomb dans mes oreilles et des pensées de plomb dans mon cerveau.

Il chuchotait ironiquement, distillant les syllabes : « Oh, Zarathoustra, pierre de sagesse, pierre de fronde, destructeur d’étoiles, tu t’es lancé haut. Mais toute pierre lancée retombe.

« Te voilà condamné à toi-même et à ta propre lapidation. Tu as lancé ta pierre au loin, mais elle retombera sur toi. »

Marchant ainsi, Zarathoustra arrive à un portail de rochers naturels d’où partent deux chemins creux. L’un va vers l’éternité du passé, l’autre vers l’éternité de l’avenir, et sur le portail on lit : « le moment présent. »

Regarde, dis-je au nain, ce moment présent ! De ce porche une rue descend en arrière ; derrière nous il y a une éternité.

Ne faut-il pas que toutes les choses qui peuvent courir aient déjà une fois passé par cette porte ? Ne faut-il pas que tout ce qui peut arriver soit arrivé déjà une fois dans le cours des temps ?

Car toutes les choses montent par une de ces vallées pour descendre dans l’autre sans s’arrêter jamais.

Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune et ce clair de lune lui-