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… Ma sagesse sauvage est une lionne. Elle est devenue enceinte dans les montagnes solitaires ; sur de rudes pierres elle a mis au monde son plus jeune lionceau.

Et maintenant elle court follement à travers le désert et cherche un doux gazon — ma vieille sagesse.

Ce morceau donne une idée du puissant lyrisme de Nietzsche. Une prose qui a les emportemens de l’ode, l’écume fougueuse, le mugissement profond des torrens alpestres. Remarquez l’étrangeté de cet amour qui finit en haine et en imprécations. Remarquez aussi l’analogie de cet impétueux départ avec les chevauchées tempêtueuses de Wotan dans la Valkyrie et dans Siegfried. Zarathoustra, le briseur de chaînes, n’a pas si bien secoué la sienne qu’il le croit. L’ombre de Wagner s’étend sur sa montagne. Le disciple, en fuyant le maître, lui a dérobé un morceau de son masque, un lambeau de son manteau magique.

Nous voici dans les îles bienheureuses, du moins, je le suppose aux promontoires hardis, aux cimes de verdure, aux golfes d’azur, aux mers foncées où le soleil couchant jette ses masses d’or liquide. Car la pensée du prophète fend les airs, et nous n’apercevons ces paysages qu’à vol d’oiseau, entre deux effluves lyriques, comme par des déchirures de nuages. Va-t-il du moins nous montrer son groupe, ses disciples, sa cité idéale ? Mais nous n’entendons toujours que le monologue du solitaire, et puis ce sont de nouvelles satires plus violentes, plus amères contre la société qu’il vient de quitter. Il en veut « à la racaille écrivassière « qui empoisonne toutes les sources ; aux prêcheurs d’égalité, qu’il appelle « des tarentules de haine et d’envie » ; aux sages célèbres « qui ne sont vénérés que parce qu’ils servent la superstition des foules, bêtes de trait qui se laissent atteler comme des bœufs au chariot du peuple, ou comme de petits ânes à l’équipage d’un grand politique » ; aux philosophes solennels « qui marchent la poitrine bombée, l’air sublime, mais dont le regard est celui d’un fauve mal dompté, et qui ont toujours l’air d’un sanglier accroupi dans sa bauge ».

Il ne peut souffrir les savans. « On reste affamé à leur table pendant qu’ils croquent la vérité comme on croque des noix. Ils sont pareils à des sacs de farine enveloppés d’un nuage de poussière. Qui se douterait que cette poussière vient des blés et de la joie dorée des moissons ? » Les plus maltraités sont les poètes « qui savent peu et apprennent mal, c’est pour cela qu’ils sont forcés de mentir. Ils falsifient leur vin et font dans leur cave plus d’une mixture empoisonnée et indescriptible. Et parce qu’ils savent peu, ils aiment de grand cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont de jeunes femmelettes. Ils sont même affriolés des