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ciples, mais nous ne les voyons pas ; ce sont des ombres muettes, fantômes de sa pensée. Aussi ne lui suffisent-ils pas, il en cherche d’autres. Mais où les trouver ? Une nuit, il rêve qu’un enfant lui présente un miroir. Il s’y regarde et aperçoit avec terreur une hideuse grimace, la face d’un démon qui ricane. « Je comprends le sens du rêve, dit le prophète en s’éveillant. Ce méchant visage signifie la caricature que mes ennemis et mes calomniateurs font de ma doctrine. » Mais le rêve pourrait s’interpréter différemment : cette face et ce rire démoniaque ne seraient-ils pas une dernière admonition de la conscience et ne pourrait-elle pas se traduire ainsi : « Prends garde, voilà ce que tu vas devenir si tu poursuis ta route ! » Mais Zarathoustra n’est plus capable d’avoir un remords. « Il bondit comme un chanteur et un voyant saisi par l’esprit. Pareil à l’aurore, un bonheur à venir était répandu sur son visage. » Il bondit hors de sa caverne et chante un hymne en l’honneur des îles bienheureuses qu’il va conquérir :

Mon amour impatient déborde à torrens, en aval ; il veut monter et descendre. Sortant des monts silencieux et des orages de la douleur, mon âme roule dans les vallées.

Trop longtemps j’ai désiré et regardé le lointain. Trop longtemps j’ai écouté la solitude : ainsi j’ai désappris le silence.

Je ne suis plus qu’une bouche qui parle, un torrent qui mugit entre de hauts rochers : je veux précipiter ma parole dans les vallées.

Et que le torrent de mon amour se précipite sur des chemins de traverse ! Comment un torrent ne trouverait-il pas le chemin de la mer ?

Sans doute il y a un lac en moi, un lac solitaire, renfermé en lui-même ; mais mon torrent d’amour l’entraîne avec lui — vers la mer !

Je vais des voies nouvelles, un nouveau verbe me vient. Comme tous les créateurs, je suis fatigué des vieux langages. Mon esprit ne veut plus marcher avec des sandales usées.

Les vieux verbes marchent trop lentement : — je saute dans ton char, tempête ! Et je te fouetterai encore de ma méchanceté !

Comme un cri et comme une voix jubilante, je veux traverser les mers, jusqu’à ce que je trouve les îles bienheureuses où résident mes amis.

Et avec eux mes ennemis! J’aime tous ceux à qui je puis parler ! Mes ennemis aussi font partie de ma félicité.

Quand je veux monter sur mon cheval le plus sauvage, c’est ma lance qui m’aide le mieux à sauter en selle ; ma lance est le serviteur toujours prêt de mon pied.

La lance que je jette contre mes ennemis ! Comme je remercie mes ennemis de pouvoir la lancer enfin !

Trop forte était la tension de mon nuage. Entre les éclats de rire de mes éclairs, j’enverrai de la grêle dans les profondeurs.

Alors ma poitrine se gonflera puissamment, et puissamment elle soufflera la tempête dans les profondeurs : ainsi elle se soulagera.

En vérité, mon bonheur et ma liberté sont pareils à la tempête ! Mais je veux faire croire à mes ennemis que Satan rugit sur leurs têtes.

Et vous aussi, mes amis, vous serez effrayés de ma sagesse sauvage ; et peut-être vous enfuirez-vous avec mes ennemis.