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ne sommes que les ombres de tes maîtres. Tu portes leur sceau dans ta chair ; c’est pourquoi nous te suivons. On ne tue pas les spectres ; nous sommes les hôtes de ton atmosphère. » Alors, il les cingle d’un coup de fouet et reprend sa route par les sables, les landes et les montagnes. Mais à chaque étape, il les retrouvera ; et elles lui diront du geste et du regard : « Nous sommes là ; va-t’en plus loin. »

Un jour, une autre voix, venue de très loin, d’une sphère inconnue, lui dira : « Lorsque l’homme renie le Divin, son ombre le mène aux abîmes. » Ce fut sans doute le jour où il entendit cette voix que Nietzsche conçut l’idée de son Zarathoustra. Loin de changer de route, il répondait à l’avertissement salutaire par un défi triomphal, par la plus audacieuse apothéose du moi que penseur ou poète ait jamais imaginée.


III


De 1876 à 1883, Nietzsche s’était volontairement astreint au positivisme le plus étroit comme à une pénitence et à une gymnastique. Mais le moment devait venir, où, las de cette contrainte, il briserait les portes de sa prison. Sa nature indépendante et imaginative répugnait d’instinct au rationalisme pur ; mais elle se révoltait plus violemment encore contre toute idée religieuse ou sociale. Il s’était jeté par dépit dans le déterminisme absolu. Maintenant il y souffrait le martyre, il y étouffait. Dans sa Science joyeuse, qui est une science fort triste, il fait cet aveu : « Tous mes voyages et mes ascensions de montagnes n’étaient que le pis aller d’un impuissant. Ma volonté tout entière veut voler, rien que voler. » Ce vol d’aigle vers la connaissance des choses dernières, il le tenta. Ne voulant pas reconnaître que le seul acte vraiment libre est l’assentiment de l’homme à l’ordre universel reconnu, il décréta un beau jour que la liberté surgit comme un miracle de la volonté souveraine de l’homme fort. Ainsi, nouveau Lucifer, il croyait se créer lui-même son bonheur, sa justice, son ciel, et devenir « l’homme surhumain ». Il rejetait par là la doctrine de la souveraineté de la raison pure, adoptée depuis peu, et cela non pour en appeler à l’intuition comme au tribunal suprême de l’esprit, mais pour diviniser l’instinct. Ce paradoxe est le point de départ de la troisième et dernière phase de Nietzsche. Zarathoustra est le manifeste et l’évangile de cette prétendue révélation.

Un mot encore sur les circonstances extérieures qui accompagnèrent la genèse de cette œuvre étrange. Forcé par sa santé de renoncer au professorat, de plus en plus misanthrope, ne tolérant