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désert d’où il ne sortira plus et qu’il peuplera tantôt des rêves ardens de son orgueil, tantôt des fantômes troubleurs de sa mauvaise conscience. Il avoue lui-même sa peur : « Quand je continuai ma route seul, je tremblais : peu après, je tombai malade. J’étais plus que malade, j’étais las de mes incessantes désillusions sur tout ce qui peut encore nous enthousiasmer, nous autres hommes modernes. » Parfois son chemin l’effraye, son œuvre l’épouvante. Le monologue suivant, d’une saisissante vérité d’accent, nous fournit le point capital pour cette étude pathologique du moi radicalement irréligieux que nous allons poursuivre. On y surprend comme un premier germe de désorganisation, l’émiettement de la conscience en plusieurs moi contradictoires, qui vont s’entre-détruire. Voici d’abord la voix de l’athée qui se réveille seul et qui frissonne : « Où s’en est allé Dieu ? Je vais vous le dire ! Nous l’avons tué ! Vous et moi ! Nous tous nous sommes ses meurtriers !… » Et voici que, malgré lui, dans l’âme de l’athée se fait entendre la voix de la conscience profonde. Elle murmure à voix basse, comme si elle avait peur de ses propres paroles : «… N’entendons-nous rien encore des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine ? — Les dieux se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et nous l’avons tué ! Comment nous consoler, nous meurtriers parmi les meurtriers ? La chose la plus sainte et la plus puissante que l’homme ait possédée jusqu’à présent a saigné sous nos couteaux ! Avec quelle eau pourrions-nous nous laver ? » Mais écoutez maintenant le raisonnement subtil et démoniaque qui répond à cette voix de la conscience et qui l’étouffé pour finir en un cri de joie luciférienne : « La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne faut-il pas que nous devenions dieux nous-mêmes pour en paraître dignes ? Il n’y a jamais eu de plus grande action, — et tous ceux qui viendront après nous appartiendront, à cause de cette action même, à une histoire supérieure à toutes les histoires précédentes. »

Mais cette joie n’était pas sans trouble, ni ce triomphe sans inquiétude. « Dès lors, dit son amie intime, sa vie fut un enveloppement toujours plus profond dans la solitude d’où jaillit sa pensée intérieure. » Ce n’était pas la solitude bénie qui communie avec les hommes et l’âme de toute chose par le divin amour, mais une solitude rongée d’amertume, de haine et de démons intérieurs. « Sous sa pensée philosophique claire et raisonnée, dit encore son confesseur féminin, il y avait d’insondables abîmes de sentimens, de souffrance et de passion. Ainsi il a pu dire de lui-même qu’il se cachait sous un manteau de lumière. » De lumière