Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/784

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

finirent par se porter des coups mortels. Nietzsche fit ses études à Bonn. En 1865, il était nommé professeur de philologie grecque à l’université de Bâle. Il avait alors vingt et un ans.

Nietzsche avait appris de ses professeurs une masse de faits et l’art desséchant d’une critique purement négative, mais l’enseignement universitaire ne lui avait inculqué aucune idée directrice. Les tortures intellectuelles de la seconde moitié du XIXe siècle l’avaient atteint. N’avait-il pas vu l’esprit humain menacé dans sa liberté et sa dignité par ses propres créations, je veux dire par les prétentions excessives des sciences naturelles et par le développement de l’industrie ? N’avait-il pas vu les intelligences banalisées, les caractères amoindris aux laminoirs de la bureaucratie et du militarisme ? N’avait-il pas vu aussi l’élégance des mœurs et le sens de la beauté oblitérés par le tlot montant de la démocratie niveleuse ? Le monde moderne ne souriait pas à sa nature raffinée, éprise de culture aristocratique et d’un idéal transcendant. C’est alors qu’il lut Schopenhauer. Le pessimisme idéaliste du philosophe de Francfort s’empara souverainement de son esprit. Pour Schopenhauer, la vie est mauvaise en elle-même et par essence. Fils de la nature inconsciente, l’homme procède d’un instinct aveugle, d’un désir sans frein comme sans but. Il n’y a de refuge que dans la pensée ou dans l’art. Bouddha avait déclaré que le seul remède contre le mal de vivre c’était l’anéantissement par l’ascétisme et le renoncement absolu. Mais analyser subtilement le néant des choses et peindre avec détachement les luttes folles de la volonté, ne sont-ce pas de délectables occupations ? Schopenhauer se complut donc à trouver dans la philosophie et dans l’art de réjouissantes stations entre la vie et le néant.

Cette philosophie répondait au tour d’esprit et aux besoins intimes de Nietzsche. Il s’en revêtit comme d’une cuirasse contre le monde environnant et se mit en route, pareil au chevalier d’Albert Durer, qui s’avance armé de pied en cap et impassible, entre la Mort et le Diable. Mais il cherchait encore son idéal. La Grèce antique l’attirait invinciblement ; il marcha vers elle. Ce qu’il lui demandait, ah ! c’était bien plus que la candeur des marbres, que l’éblouissement de la beauté et l’ivresse des chants harmonieux, c’était l’énigme gardée par le sphinx, le secret de l’homme et de la vie. Il soupçonnait que là-bas, une fois peut-être, au milieu du chaos sanglant et des éternels avortemens de l’histoire, sur les plages de l’Hellénie et de la Grande-Grèce avait été réalisé le noble idéal, non pas seulement de la philosophie mais de la vie philosophique. Un instant il avait cru l’apercevoir dans les énigmatiques figures de l’école ionienne, dans Thalès