Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/783

Cette page a été validée par deux contributeurs.

effrayans, pourrait s’intituler le drame de l’orgueil intellectuel ou joies et souffrances d’un athée mystique. À ce titre, il mérite une place dans l’histoire de la pensée contemporaine. En le racontant, nous aurons l’occasion d’étudier une des plus inquiétantes maladies morales de cette fin de siècle[1].


I


Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques voltes-faces, où, prises d’une haine violente contre l’objet de leur culte, elles brûlent ce qu’elles ont adoré et adorent ce qu’elles ont brûlé. En pareil cas, l’idole renversée n’est qu’une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l’homme l’ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournans dans la vie intime de Nietzsche ; ce fut sa rupture avec Richard Wagner. À partir de ce moment, la maladie de l’orgueil qui couvait en lui se développa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu’au suicide intellectuel. Dans cette étude, j’insisterai sur ce point capital de son évolution, parce qu’on y trouve la clef de son être et le secret de sa philosophie. Mais avant de parler de la crise d’où sortit ce grand anarchiste de la pensée, — qui a recueilli tant d’injures en son pays et tant d’encens dans le nôtre, — rappelons en deux mots ses débuts.

Frédéric Nietzsche naquit le 15 octobre 1844, dans une petite ville de la Saxe. Son père était pasteur protestant et descendait d’une famille de gentilshommes polonais (les Nietzki). Il montra de bonne heure les dispositions variées d’une nature riche, mais contradictoire : une finesse de perception et une sensibilité excessive, jointe à l’énergie opiniâtre de la volonté ; la passion de la musique et de la poésie avec un goût d’analyse méticuleuse et l’amour de la dialectique poussé jusqu’au sophisme ; des engouemens fanatiques avec les soubresauts d’une âme taciturne et toujours en sourde révolte. Il y avait en lui un savant, un artiste et un philosophe. Mais jamais ils ne purent s’entendre, et, comme aucun des trois ne voulut céder le pas à l’autre, ils

  1. Voici la liste des principaux ouvrages de Nietzsche : Die Geburt der Tragoedie, 1872. — Unzeitgemässe Betrachtungen, 1873-76, 3 vol. — Menschliches, Allzumenschliches, 1878. — Morgenröthe, 1881. — Die fröhliche Wissenschaft, 1882. — Also sprach Zarathustra, 1883-87. — Jenseits von Gut und Böse, 1886. — Zur Genealogie der Moral, 1887. — Der Fall Wagner, 1888. — Götzendämmerung, 1889. — Antichrist, 1895.

    Le livre de Mme Lou Andréas-Salomé : Nietzsche in seinen Werken est capital pour l’intelligence de la personne et du penseur. — Parmi les travaux français parus sur Nietzsche, rappelons la remarquable étude de M. Cherbuliez, publiée dans la Revue du 1er octobre 1892.