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personnellement brûlé ses vaisseaux. Il sentait bien que si l’influence russe regagnait un peu du terrain qu’il lui avait fait perdre, il était perdu lui-même. Aussi était-il arrivé à faire de la Bulgarie le boulevard de l’Europe centrale contre l’empire moscovite.

Cette politique était-elle sage ? Convenait-elle à la principauté ? N’était-elle pas trop violente pour se soutenir longtemps ? Il faut demander aux faits seuls une réponse à ces questions. On raconte que, lorsque le prince Alexandre de Battenberg revint à Sofia après l’étrange enlèvement qui lui avait fait toucher le territoire russe, il annonça tout de suite l’intention d’abdiquer. M. Stamboulof ne négligea rien pour l’en dissuader. Un prince qui devait tout au tsar et qui avait eu l’imprudence de se brouiller avec lui semblait à M. Stamboulof un instrument providentiel. Mais le prince n’en jugeait pas de même. Il n’avait pas prévu, il n’avait pas voulu la disgrâce à laquelle il s’était exposé ; la sentant irrémédiable, il comprit que son rôle était fini et demanda à la vie privée le calme et les compensations dont il ne devait pas jouir longtemps. La déception de M. Stamboulof a été grande à ce moment, mais il n’était pas homme à se décourager. Il assuma pour son propre compte la régence de la principauté et gouverna avec quelques-uns de ses amis jusqu’au moment où il réussit enfin à se procurer un autre prince. Et à quelle puissance alla-t-il l’emprunter ? À l’Autriche. Certes, il a pu se flatter alors d’avoir bien joué son jeu et de s’être assuré tous les moyens de succès. C’était pour lui un coup de fortune d’avoir pu mettre un prince autrichien sur le demi-trône de Bulgarie. Sans doute, le gouvernement austro-hongrois déclarait bien haut qu’il n’était pour rien dans cette aventure ; le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg avait agi à sa tête et à ses risques et périls ; le cabinet de Vienne désavouait toute participation officielle et même officieuse à l’événement. Mais la nature et la force des choses devaient agir en faveur du développement de l’influence autrichienne à Sofia, et c’est un résultat auquel on ne pouvait pas être assez indifférent à Vienne pour y demeurer toujours étranger. La politique autrichienne a été, depuis, remarquablement discrète, prudente, réservée dans la forme, mais au fond active et efficace en Bulgarie, comme elle l’était déjà en Serbie. Quant à la politique moscovite, elle a été nulle. Le tsar Alexandre III, personnellement blessé de l’altitude de la Bulgarie à son égard, mécontent, aigri même, autant du moins que peut l’être une âme noble et bienveillante qui voit ses intentions méconnues et calomniées, d’ailleurs partisan résolu du repos de l’Europe et craignant de le compromettre pour des intérêts qui, à ses yeux, n’en valaient pas la peine, et pour des gens qui ne méritaient pas ce sacrifice ou ce risque, le tsar s’était réfugié dans une abstention absolue. Il comptait, lui aussi, sur la justice immanente des choses et sur un retour immanquable de la Bulgarie à sa politique naturelle et traditionnelle. Ainsi, rien n’a gêné