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éclairée, puissante et généreuse s’est ressouvenue de ses droits et de sa force ; elle a été libre et a voulu que nous le fussions comme elle. Désormais nous avons les mêmes intérêts, les mêmes sollicitudes. Il n’est plus de mer qui nous sépare. »

La Révolution ne l’étonne ni ne l’effraie ; loin de la trouver trop audacieuse, il la trouve par momens trop timide, et quand elle frappera le grand coup et abolira la royauté, cet événement lui semblera fort naturel. Dès 1789, il parlait la langue des jacobins : « Quel tableau offre l’histoire moderne ! Des peuples qui s’entre-tuent pour des querelles de famille ou qui s’entr’égorgent au nom du moteur de l’univers ; des prêtres fourbes et avides, qui les égarent par les grands moyens de l’imagination, de l’amour du merveilleux, de la terreur. Dans ce dédale de scènes affligeantes, quel intérêt peut prendre un lecteur éclairé ? Mais un Guillaume Tell vient-il à paraître, les vœux se fixent autour de ce vengeur des nations. » Deux ans plus tard, le 27 juillet 1791, il écrivait de Valence à son ami Naudin, commissaire des guerres à Auxonne, que l’Europe était partagée entre des souverains qui commandaient à des hommes et d’autres qui régnaient sur des bœufs ou des chevaux ; que les premiers comprenaient la Révolution, mais qu’elle leur faisait peur ; qu’ils craignaient que le feu ne prît chez eux, que c’était le cas de l’Angleterre, de la Hollande ; que quant aux souverains qui commandaient à des chevaux, incapables de comprendre la France nouvelle, ils la méprisaient et lui laisseraient le soin de se détruire elle-même : « A leur dire, vous croiriez que nos braves patriotes vont s’entr’égorger, de leur sang purifier la terre des crimes commis contre les rois, et ensuite plier la tête plus bas que jamais sous le despote mitre, sous le fakir cloîtré et surtout sous le brigand à parchemins. Ils attendent le moment de la guerre civile, qui selon eux et leurs plats ministres est infaillible. »

Dans cette même lettre il appelle la France « la mère patrie ». C’est une expression toute nouvelle sous sa plume, et cependant il faudra du temps pour qu’il se donne résolument et sans réserve. On ne se défait pas en un jour de ses préventions, de ses souvenirs, de toutes ses habitudes d’esprit. Il n’a pas entièrement dépouillé le vieil homme ; le Corse qui est en lui a la vie dure. En 1791, l’Académie de Lyon avait proposé pour le prix d’éloquence le sujet que voici : « Déterminer les vérités et les sentimens qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur. » Napoléon concourut, il avait alors vingt-deux ans. L’Académie fit mauvais accueil à son discours. On le déclara au-dessous du médiocre. L’un de ses juges le définit « un songe très prononcé ». Un autre décida « que c’était peut-être l’ouvrage d’un homme sensible, mais qu’il était mal ordonné, trop disparate, trop décousu, trop mal écrit pour fixer l’attention. » M. Masson s’indigne de ce jugement sommaire, qui me parait dur, mais juste. Napoléon reprochera