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Jusqu’en 1789, ce Corse n’est qu’un Corse qui entend rester Corse. Il n’a pas d’autre ambition que d’employer sa jeunesse à raconter l’histoire de son île et son âge mûr à lui rendre la liberté ; que sait-on ? elle l’en récompensera peut-être en faisant de lui son dictateur et son Solon. Jusqu’à l’âge de vingt ans, il n’éprouve pour la France qu’une insurmontable aversion ; les Français sont à ses yeux les conquérans de son pays ; il ne leur pardonnera jamais d’avoir contraint un peuple libre « à courber la tête sous le triple joug du militaire, du robin et du maltôtier. » C’est une très petite patrie que la Corse ; mais ce sont les petites patries qui inspirent les attachemens les plus passionnés, les plus idolâtres. « Il ne pensait, ne rêvait qu’à la Corse. Il avait pour elle cette passion sauvage des enfans exilés, reployés sur eux-mêmes, qui ne communiquent à qui que ce soit leur secret et qui meurent parfois de ce grand et terrible amour. » Un jour il la sacrifiera, mais il ne l’oubliera jamais. A Sainte-Hélène, nous dit-on, il cherchait sur ses lèvres le bouquet du vin de la Sposenta, qui seul aurait pu rafraîchir sa bouche.

Il est venu en France parce que le roi Louis XV avait daigné ouvrir ses écoles, ses collèges militaires aux jeunes nobles du pays conquis, disposés à prendre le parti de l’épée ; mais il ne saurait s’imaginer que la sienne lui serve jamais à se battre pour le roi de France. Il veut devenir un officier capable, il emploie à s’instruire le temps qu’on le condamne à passer dans la terre de servitude ; ne lui demandez pas de se donner, il est résolu à s’appartenir toujours. Quand on l’aura reçu lieutenant, l’idée lui viendra d’intéresser M. Necker aux malheurs des Corses. « O pauvre Corse, terre de tribulation et d’angoisse, lit-on dans le mémoire qu’il se proposait de lui adresser, par quelle destinée as-tu toujours été la victime des nations étrangères qui t’ont tyrannisée ? » Il n’a pas, comme on voit, le don de l’insinuation, et ses mémoires, ses discours sont un peu crus. On lit plus loin : « Le luxe de votre capitale, vos palais… Au nom de votre roi… » Il ne pouvait dire plus clairement que ce roi n’était pas le sien. « Comment eût-il été Français ? dit fort justement M. Masson. Qu’on imagine un enfant de Lorraine, né en 1871, brusquement transporté en 1880 dans une école militaire de la Prusse, élevé aux frais de l’empereur d’Allemagne, destiné à porter l’épée comme officier allemand, non parce qu’il a choisi ce métier, mais parce que c’est la seule profession qui lui soit ouverte, et pour laquelle l’État donne aux gentilshommes pauvres l’éducation gratuite. Qu’on voie cet enfant entouré uniquement de petits Prussiens, qui ignorent sa langue et sont disposés à faire de lui leur souffre-douleur ; car il est un étranger, il est un vaincu. » Telle est la situation de Napoléon à Autun, à Brienne, à Paris. « Eh ! quoi monsieur est Corse ! On le devine à sa tournure, à ses façons, à son accent. Mais est-il bien