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l’ethnique adoptée. Un fait est hors de contestation : depuis près de deux siècles, une aurore boréale illumine progressivement ce ciel du Nord, qui nous apparaissait jadis ténébreux et vide ; la clarté nouvelle lutte contre le vieux soleil méditerranéen, elle lui dispute de vastes régions de l’Europe qu’il éclairait seul, elle l’inquiète jusque sur le sol latin. On a vu cette lumière distincte naître et grandir tour à tour sur l’Angleterre, sur l’Allemagne, sur les pays Scandinaves, sur la Russie. De partout, les « Northmans » avancent en masses profondes, comme au temps où ils sortaient de leurs forêts ; ils s’émancipent, chez eux de la sujétion latine, ils viennent camper sur les terres classiques, refoulant les anciens maîtres. Y aurait-il donc une loi de l’histoire qui imposerait aux grandes invasions un double et différent effort, à intervalles éloignés, pour que leurs conquêtes soient pleinement achevées ?

Une première fois, les « barbares » conquièrent l’empire romain par la force brutale ; absorbés aussitôt par la civilisation qu’ils venaient détruire, ils balbutient les arts qu’elle leur enseigne, ils se montrent incapables d’y rien changer ou ajouter. Un millier d’années passent. Avec la Réforme d’abord, puis avec la production d’une littérature originale en Angleterre et enfin en Allemagne, les « barbares » recommencent l’ancienne conquête, par la pensée, cette fois ; et ils menacent d’expulser les écoles latines comme ils avaient jadis expulsé les légions. Cette invasion en deux temps serait d’une belle symétrie ; à ceux qu’elle ne satisferait pas, on peut proposer une autre hypothèse.

Il y a une généralisation bien audacieuse dans ce terme, « les littératures du Nord » ; et une impropriété difficile à justifier dans cet ethnique, « l’esprit germanique, la réaction germanique », dont Mme de Staël et ses continuateurs font couramment usage à propos de Rousseau. A quoi et à qui l’applique-t-on ? Aux influences exclusivement anglaises que subissait la France du XVIIIe siècle, avant qu’il y fût question d’une littérature allemande ; à un Genevois tout pénétré de ces influences, mais qui n’avait jamais lu un livre allemand. Croyez-vous qu’il soit très exact d’appeler Shakspeare un poète germanique ? Les nuances sont-elles si peu tranchées qu’on puisse confondre l’esprit anglais et l’esprit allemand, soit dans les productions récentes de leurs grands écrivains, soit dans les trésors nationaux de légendes et de vieux poèmes où se sont formées les littératures de ces peuples ? A cet égard, l’Angleterre eut beaucoup moins de communication avec l’Allemagne que la France, puisque notre haut moyen âge, nous le remarquions naguère, a vécu sur un fonds commun