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grossièreté et la sensibilité, le sérieux et le chimérique, la sincérité ingénue sous des mensonges imaginatifs. Incarnation vivante du peuple qu’il allait façonner, ce plébéien a subjugué le monde avec les deux forces dont dispose le peuple : la vérité du sentiment et l’obstination logique dans un raisonnement abstrait.

Car il nous saisit, et ceci nous ramène à la question de race, entre les deux branches d’une tenaille. Il unit en lui les deux esprits qui pouvaient agir dans toutes les directions, sur les hommes les plus différens. Poète, lorsqu’il sent et imagine, Jean-Jacques est le septentrional qu’on a dit, le germanique et le disciple des Anglais, vrai, ému, lyrique, réaliste, brisant une tradition usée, soufflant le vent nouveau que demandaient les imaginations, préparant la littérature de l’avenir. Philosophe, lorsqu’il raisonne et déduit, c’est le vieux latin, le logicien absolu de l’esprit classique, rentrant dans la tradition, menant un sophisme jusqu’aux conséquences extrêmes ; il n’emprunte plus alors à ses maîtres anglais que les théorèmes de quelques penseurs, sans les atténuations pratiques et le sens du positif qui défendent ce peuple contre l’idéologie. Par cet autre côté de lui-même, il a prise sur les instincts permanens de notre race, il prépare la société du lendemain. C’est ainsi qu’il peut modeler d’une main un Chateaubriand et un Lamartine, de l’autre un Robespierre, un Ledru-Rollin, un Proudhon.

Donc, nous vivons, par tous nos organes, de la pensée de ce vagabond, de ce malade, de ce fou, comme on disait dans la vieille langue, qui croyait dire quelque chose avec cette appellation mal définie des plus variables combinaisons de nos facultés cérébrales. Quand on essaye de mesurer le pouvoir créateur, universel et prolongé de cet homme extraordinaire, on doute si Napoléon lui-même a fait des conquêtes plus vastes et laissé dans le monde une empreinte plus profonde et plus durable. Quelque crédit que l’on fasse à la puissance individuelle, celle de Jean-Jacques serait inexplicable si nous n’apercevions pas ses sources de force. C’est le mérite de M. Texte de nous les avoir montrées ; on découvre dans son livre une race derrière l’homme, on y voit l’éducation de Rousseau, et le renouvellement de la France à travers lui, par les meilleures énergies d’un autre peuple.


III

Comment définissons-nous cette action de la race, qui paraît si décisive dans ce cas particulier ? — Génie septentrional, génie germanique, disent-ils. — Acceptons, toujours provisoirement,