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connaît-on de nom les plus beaux génies d’Athènes et de Rome. » Les Mémoires de Trévoux s’inquiètent de voir la France devenue « bien bonne amie de la littérature d’Angleterre. » L’opposition par le plus haut, elle éclate, quand Voltaire en prend la tête : Voltaire, qui avait été le principal ouvrier du rapprochement, qui cherchait dans sa vieillesse, comme le sorcier de la ballade, des mots efficaces pour arrêter le génie trop docile à son premier appel et devenu menaçant dans la maison inondée. Il faut faire dans cette résistance la part des qualités du patriarche, le bon sens, l’esprit de mesure ; la part aussi de ses pires défauts, la jalousie, l’irritation contre tout ce qui alarmait son règne ; et rien ne l’alarmait plus que le succès des écrivains anglais, de leurs disciples français, du maudit petit horloger de Genève. La verve endiablée du vieillard dissimule mal le travail de rétraction qui s’est opéré dans son intelligence, après 1760. Le grand curieux de jadis, sensible à toutes les manifestations de la pensée, est revenu au classicisme le plus sec et le plus étroit : les personnages de ses tragédies ont exprimé de l’homme tout ce qu’on en peut dire sans sortir des bonnes règles. Si l’idéal littéraire de Voltaire avait triomphé, il n’y aurait eu de place après lui que pour Viennet et Luce de Lancival. Quelle confiance pouvait-on mettre dans les sentences du critique qui écrivait à cette époque la lettre à Bettinelli ? « Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre… Le Dante pourra entrer dans les bibliothèques des curieux, mais il ne sera jamais lu. » Ses jugemens sur les Anglais seront désormais du même goût ; et non seulement sur Shakspeare, dont personne n’avait encore l’intelligence, mais sur tous les Anglais contemporains qui tournent les têtes welches, de Swift à Macpherson. Tous monstres, barbares ; il injurie, selon sa coutume, il aurait volontiers recours au bras séculier, il appelle l’ombre de Richelieu à la défense de la tradition nationale. L’auteur de l’Orphelin de la Chine s’est refait chinois ; ce même homme, qui oppose au christianisme les grandes religions orientales et le redoutable argument de la relativité des conceptions du divin, raisonne en littérature comme le mandarin proclamant aux antipodes que rien ne compte en dehors de sa tradition : du moins celui-ci le dit-il pour quatre cents millions de personnes convaincues.

Derrière Voltaire, un Dorat se lamente sur « le monstrueux mélange d’un génie étranger » ; Condorcet, La Harpe, Marie-Joseph Chénier vont renchérir. La querelle s’envenime entre les enthousiastes et les récalcitrans : ceux-là invoquent les droits de