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compléter en faisant passer dans notre langue la fameuse Clarisse. Quant à Voltaire, M. Texte ne dit rien de trop en avançant que les Lettres philosophiques, ou Lettres sur les Anglais, marquèrent en 1734 une date de l’histoire littéraire aussi décisive que celle de 1810, où Mme de Staël donna son livre De l’Allemagne. La passion anglaise de Voltaire se changera plus tard en dénigrement ; mais au temps de sa jeunesse et de son voyage à Londres, il était tout aux jouissances de curiosité qu’il voulait faire partager aux Welches. Avec des initiateurs aussi persuasifs, le branle se communiqua rapidement ; l’anglomanie qui sévit en France dès le second tiers du XVIIIe siècle égala nos plus frénétiques engoûmens d’aujourd’hui. Elle s’étendit à tout, aux modes, aux aspirations politiques, déjà tournées vers l’idéal de la liberté britannique, à la philosophie athée, qui se repaissait de Locke et de Hume, aux prédilections littéraires.

Shakspeare n’est pas encore connu ; les anglomanes du siècle dernier ne remontèrent que fort tard à cette source mère et ne s’y enivrèrent jamais. Les grands livres anglais de leur temps leur suffisaient ; le roman en premier lieu, sous la forme réaliste et bourgeoise que lui avaient donnée nos voisins, et qui allait faire de ce genre dédaigné ce qu’avait été pour d’autres époques la poésie épique, l’expression vivante et habituelle des mœurs, des sentimens, des idées. C’est Robinson, le livre merveilleux qui est toute l’Angleterre : une audace individuelle nourrie dans une Bible, conquérant un empire sur la mer, et le façonnant toujours pour des résultats positifs ; Robinson, qui expliquerait à lui seul la formation des États-Unis par les naufragés de sa race, jetés sur les grèves du Nouveau Monde avec ce seul viatique, leur Bible, avec ce seul instrument pour refaire une civilisation, leur volonté anglaise. C’est Clarisse Harlowe, le roman qui a changé les âmes dans toute l’Europe, qu’on ne lit plus depuis cinquante ans, et sans lequel l’homme de nos jours ne serait pas ce qu’il est. — Ce sont, avec des prises moins universelles, Swift, Fielding, Sterne ; et les poètes, Pope, Thomson, Gray, ce décalque anticipé du Lamartine des Méditations.

Ce sont enfin — je cours sur les sommets — Young et Macpherson. Le succès du pseudo-Ossian est plus ancien qu’on ne croit, il n’a pas attendu la protection de Bonaparte. Les premiers Fragmens de Macpherson parurent en 1760, Fingal en 1762 ; ils passèrent aussitôt en France. L’enchantement opéra dès cette époque et alla croissant. « Sous le Directoire, raconte M. Texte, les habitans du bois de Boulogne furent épouvantés de voir briller au milieu des arbres une grande flamme ; s’étant