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en Croatie, en Bosnie, en pays slovaque. Partout l’élément slave est combattu à outrance, pourchassé et traqué, voire, ce qui est presque inconcevable, au profit des irrédentistes italiens ! Si, dans cette lutte de vie ou de mort, l’élément allemand venait à l’emporter définitivement, si la germanisation de l’Autriche entière venait à ne plus être qu’une question d’années, si le torrent rompait toutes ses digues, le résultat serait bien quelque chose d’analogue aux songes de l’auteur fantaisiste qui signe : Ein grösstdeutscher. La nation compacte et gigantesque que pourrait être l’Allemagne de demain serait, ethnographiquement, politiquement et économiquement, l’arbitre de l’Europe et du monde. Ce jour-là, nous serions définitivement un très petit peuple, tenu à discrétion par un voisin démesuré.

L’Allemagne s’entend à cette guerre de races autant et plus qu’à celle des armes. Elle s’y prépare de longue main ; elle y procède méthodiquement et scientifiquement : elle y fait servir et contribuer toutes ses forces et toutes ses ressources. Ce n’est point à de nouveaux combats qu’elle prétend demander sa grandeur future ; l’œuvre qu’elle poursuit en pleine paix est autrement féconde, et d’autant mieux conçue que notre sécurité n’en prend pas d’alarme.

Quelle en sera l’issue ? Tout repose sur la force de résistance, sur la vitalité et sur l’énergie des Slaves d’Autriche, et avant tout des Tchèques, qui sont leur avant-garde. La Bohême emportée, il est peu vraisemblable que le reste puisse tenir. La marche en avant ou le recul de la langue tchèque ou de la langue allemande, dans les villages de Bohème, marque une étape d’un mouvement formidable qui doit entraîner l’Autriche et l’Europe avec elle.

C’est là ce qui nous semble donner quelque intérêt à ce que nous avons appelé la « question tchèque ». Cette question est à peu près ignorée en France, et la raison en est assez claire. La langue des Tchèques n’est pas connue, et tout ce qui nous arrive de Bohème parvient par l’intermédiaire des journaux allemands et des correspondans allemands qui s’entendent à merveille à propager leur version particulière, ou même à organiser, sur les points qui les gênent, la conspiration du silence. Il est à peine croyable que la presse française ail accepté, et accepte encore docilement, sur ce point, les leçons toutes faites qui lui sont servies de Vienne ou de Budapest. Tel de nos grands journaux a, sans se douter de ce qu’il faisait, des années durant, combattu la cause tchèque et soutenu celle du germanisme. N’est-ce pas aussi notre presse qui, à la veille de Sadowa, prodiguait ses encouragemens à la Prusse ?