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essaya de la mettre à la scène ; quelque difficile ou impossible qu’elle fût, cette entreprise n’en excita pas moins l’intérêt général ; et la pièce lui valut de si bonnes recettes, qu’il put la jouer treize fois dans le courant de l’année. L’auteur avait donc mille raisons d’être satisfait ; et il l’était : « Maintenant, quant à mon cher Gœtz, écrivait-il à un ami quelques semaines après la publication de sa pièce, je me confie à sa bonne nature : il réussira et il durera. C’est un fils des hommes qui a beaucoup de défauts, et cependant l’un des meilleurs… Mais j’ai déjà reçu de tels applaudissemens que j’en suis étonné. Je ne crois pas que je fasse de longtemps quelque chose qui touche autant le public. » Cette bonne opinion qu’il avait de sa première pièce, il ne la perdit jamais. Alors même que son périple autour des idées l’avait entraîné bien loin du romantisme, il demeurait plein d’indulgence pour les « défauts » de son chevalier à la main de fer : « J’ai écrit mon Gœtz de Berlichingen quand j’avais vingt-deux ans, disait-il à Eckermann, et dix ans plus tard j’étais étonné de la vérité de mes peintures. Je n’avais rien connu par moi-même, rien vu de ce que je peignais ; je devais donc posséder par anticipation la connaissance des différentes conditions humaines. »

Cependant, quoique satisfait, Goethe ne devait pas persévérer dans la voie qui lui avait valu ce premier succès, car elle était contraire à son véritable génie. Gœtz demeure, en effet, la seule de ses œuvres qui porte nettement la marque de l’époque du Sturm und Drang, de tempête et de violence ; elle est la seule qu’ait produite la crise romantique où d’autres, comme Klopstock, s’attardèrent, mais qui, pour Gœthe, devait être rapide et légère comme une maladie d’enfant.


EDOUARD ROD.