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c’est que sa force ou son adresse la trahissent au moment suprême.

Ramenée à ces grandes lignes, la conception d’Adélaïde paraît d’un romanesque plutôt médiocre, et l’on est déjà tenté de la classer dans la galerie de ces héroïnes de mélodrame qui ne sauraient exciter en nous qu’un intérêt vulgaire. Que sera-ce si nous l’examinons de plus près, dans le détail des nombreuses scènes qui lui sont consacrées ? Bien qu’elle monologue volontiers, tout exprès pour dévoiler la noirceur de ses desseins, il n’en est, pas une où l’art du poète parvienne à l’expliquer, pas une non plus où elle prenne vie. Elle flotte dans un nuage de romanesque de pacotille, dans les brumes d’un moyen âge d’opéra. Le mobile de ses actes, les ressorts de ses sentimens ne nous sont point montrés : sans comprendre pourquoi ni comment, nous voyons seulement qu’elle fait de détestable politique et change d’amans avec une blâmable complaisance. Puis, quand la mesure de ses forfaits est comble, on nous transporte dans le caveau souterrain où siège le « Tribunal secret », et le décor prépare le dialogue : sept « grands-juges » siègent autour d’une table recouverte d’un tapis noir où sont posés un glaive et une corde ; de chaque côté, sept juges assistans restent debout, en longues robes blanches, et le jugement commence :


PREMIER GRAND-JUGE. — Juges du Tribunal secret, vous avez juré sur la corde et le glaive d’être irréprochables, de juger en secret, de punir en secret, pareils à Dieu. Si vos mains et vos cœurs sont purs, levez les bras et appelez sur le malfaiteur : Malheur ! Malheur !
Tous, levant le bras. — Malheur ! Malheur !
PREMIER GRAND-JUGE. — Crieur, commence le jugement.
LE PREMIER JUGE ASSISTANT, s’avançant. — Moi, crieur, je porte plainte contre le malfaiteur. Que celui dont le cœur et les mains sont purs, pour jurer par la corde et le glaive, qu’il accuse par la corde et le glaive ! qu’il accuse ! qu’il accuse !
UN SECOND JUGE ASSISTANT, s’avançant. — Mon cœur est pur de crimes, et mes mains de sang innocent. Que Dieu me pardonne tes mauvaises pensées et arrête la volonté ! Je lève ma main, et j’accuse ! j’accuse ! j’accuse !
PREMIER GRAND-JUGE. — Qui accuses-tu ?
L’ACCUSATEUR. — J’accuse sur le glaive et la corde Adélaïde de Weislingen… etc.


Maintenue dans la seconde version, cette scène mélodramatique fut supprimée dans la troisième. Ici, d’ailleurs, les remaniemens prennent un intérêt particulier, en ce sens du moins qu’ils nous montrent à quel degré d’incertitude et d’incohérence était la pensée de Goethe par rapport à ce personnage d’Adélaïde, sa création préférée cependant, dont il allonge et rétrécit tour à tour le rôle élastique.

Dans la première version, le jugement était suivi, après une