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était fort habile à tirer de l’arc, et qui avait gagné à Cologne le prix de tir.

CHARLES. — Était-ce beaucoup ?
ELISABETH. — Cent florins. Et ensuite ils ne voulurent plus le lui donner.
MARIE. — N’est-ce pas, Charles, que c’est vilain ?
CHARLES. — Vilains jeux !
ELISABETH. — Alors, le tailleur vint trouver ton père, pour le prier de l’aider à obtenir son argent. Et, ton père partit à cheval, et enleva à ceux de Cologne un couple de marchands et les tourmenta jusqu’à ce qu’ils eussent donné l’argent…


Dans la troisième version, la scène se rétrécit encore, en sorte qu’elle semble faite uniquement pour ce petit récit, dont le caractère anecdotique s’accentue ainsi de plus en plus et qu’aucun lien ne rattache plus à l’action générale. Il est vrai que l’esthétique de Goethe n’admet pas ce que nous appelons la « composition » : elle réclame toutes les libertés shakspeariennes et veut que le poète se promène sans entraves d’aucune sorte à travers son sujet. Cette liberté ne lui réussit que lorsqu’il la prend tout entière : les plus belles scènes de la partie historique de Gœtz sont à coup sûr celles du siège de Jaxthausen, parce que là, s’il a toujours sous les yeux le texte des mémoires de son héros, il ne s’astreint point à le suivre et en profite sans abdiquer son indépendance.


III

Du reste, le véritable intérêt de l’œuvre se trouve bien davantage dans sa partie fictive, ajoutée et, si l’on peut dire, personnelle.

Rappelons que Gœthe l’écrivit à Francfort, en revenant de Strasbourg, dans un moment plutôt pénible de sa vie. Il venait de quitter une ville qui lui plaisait, une existence libre, des amis avec lesquels il se trouvait en communauté d’idées, et la douce Frédérique Brion, la fille du pasteur de Sesenheim, dont l’aimable souvenir ne laissait pas que de lui causer des remords assez vifs. Il se trouvait, de nouveau, dans la confortable maison de la Fosse-aux-Cerfs, où son père, plus maniaque que jamais, le rappelait sans cesse à la poursuite de cette carrière juridique qui ne lui plaisait guère, qu’il acceptait pourtant comme un joug qu’on n’a pas la force de secouer, et qui allait le conduire à Wetzlar : en pleine prose donc, bien loin des libres chevauchées à travers la campagne alsacienne, des rêveries dans la cathédrale, des belles conversations avec Herder ou Lerse. Son esprit, exalté par ses rêveries, bouillonnant de jeunesse, se lança d’abondance sur la piste que lui avaient ouverte les mémoires du chevalier à la