Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/645

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tombeau, sur lequel il est représenté agenouillé et priant, a été conservé jusqu’aujourd’hui, et l’on en peut voir une reproduction au musée germanique de Nuremberg.

Que cette histoire soit haute en couleur, qu’elle ait un cachet pittoresque, attrayant pour un poète, ou ne saurait le nier. Mais que le héros nous en soit donné comme un modèle de chevalerie, c’est ce qu’il nous est plus difficile d’admettre. Pourtant, Gœtz de Berlichingen a trouvé ses apologistes. L’un d’entre eux, M. Reinehld Pallmann, qui a étudié de très près les sources de son histoire, s’efforce de le justifier par un raisonnement assez spécieux[1] : selon lui, Gœtz de Berlichingen et, avec lui, la plupart des chevaliers souabes et franconiens (dont l’histoire ressemble à la sienne, manifestaient, dans leurs luttes contre les princes, les prélats et les villes de la ligue souabe, « d’un instinct très sain de l’avenir qu’on pouvait souhaiter à l’empire allemand ». Les princes, les prélats et les villes tendaient à l’accroissement de leur puissance locale, aux dépens de la puissance impériale affaiblie et chancelante. En les combattant, les chevaliers combattaient donc pour l’empire : « Ils voulaient médiatiser… Ils poursuivaient un but social d’une signification éminente. Dans leurs tendances, et nullement dans celles des princes de l’époque… était le véritable avenir de l’Empire allemand. Et c’est le fait de l’aveuglement historique ou du particularisme, de les signaler et de les condamner comme anarchistes. » Il va de soi que cette interprétation, qui d’une façon bien inattendue découvre en Gœtz de Berlichingen un ancêtre politique de M. de Bismarck, justifie aux yeux de notre auteur la conception gœthéenne du personnage :

« Récapitulons, dit M. Pallmann en conclusion de son étude, ce que le Gœtz de Berlichingen authentique est à la caricature que la précédente critique en a créée, et nous verrons que le portrait du brave chevalier, animé d’un inépuisable amour de la liberté, tel que Gœthe nous l’a donné, n’est point un portrait de fantaisie. Au contraire, malgré l’insuffisance des secours historiques dont il disposait, il a, avec cet instinct qui est le propre des grands poètes, restauré en son personnage le vrai Gœtz historique et placé ainsi devant les yeux du peuple allemand un héros national représentatif. C’est pour cela que son chevalier à la main de fer, comme type du véritable honneur allemand, fascine encore aujourd’hui les spectateurs, si même ils ne connaissent pas

  1. Der historische Gœtz von Berlichingen mit der eisernen Hand und Gœthe’s Schauspiel über ihn ; Berlin, 1894.