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d’une façon bien plus complète qu’il ne le croit. Il nous faut démêler ces élémens divers.

Si l’on se reporte aux doctrines littéraires et philosophiques que nous venons d’analyser, on se représentera facilement ce que devait être, dans la pensée de Gœthe, son premier drame. Il devait, d’abord, s’éloigner autant que possible de toute forme classique : point de règles ! liberté d’allures complète, comme il convient à un successeur de Shakspeare ! de l’humanité, — de la nature, rien de plus, mais en abondance ! Shakspeare a trouvé ses plus beaux sujets dans le champ de l’histoire nationale, de manière à pouvoir combiner les caractères de l’épopée avec ceux du drame, à réunir sous sa main les élémens poétiques que fournit la triple source de l’histoire, de la légende, de la religion : il fallait chercher et trouver dans le même domaine ; et la commençaient les difficultés, l’histoire de l’Allemagne n’offrant guère d’unité, du moins en ses époques les plus séduisantes. Enfin, en dehors de sa signification poétique, l’œuvre devait encore représenter les idées générales que Rousseau avait répandues. — On reconnaîtra que le sujet choisi réalisait à peu près ces conditions. A peu près, disons-nous, car ce ne fut pas sans subterfuges que Gœthe parvint à faire, du personnage de son choix, un héros national.

C’est à Strasbourg qu’il avait appris à le connaître, en lisant l’autobiographie que le chevalier Gœtz de Berlichingen avait écrite de sa main de fer, en haut allemand du XVIe siècle ; et, d’emblée, comme il s’était passionné pour Erwin de Steinbach, il se passionna pour ce personnage. Il raconte qu’à ce propos, avant de se mettre à l’œuvre, il étudia de très près l’histoire de l’Allemagne pendant les XVe et XVIe siècles. J’imagine cependant que ces études portèrent sur les détails pittoresques et sur les mœurs bien plus que sur les questions politiques : car s’il était entré dans ce domaine ardu, effroyablement compliqué, il n’en serait point sorti ; surtout, il n’en aurait point rapporté la conception simplifiée de ce Gœtz qu’il nous a livrée.

Gœtz de Berlichingen[1], en effet, tel qu’il nous apparaît dans l’histoire et même dans son autobiographie — recueil d’anecdotes contées sur un ton de brusquerie soldatesque — n’est point une des figures de premier plan de la Renaissance, de même que les événemens auxquels il prit part ne sont que des épisodes de second ordre. Vu de près, il nous apparaît bien inférieur à certains de ses contemporains avec lesquels il n’est pas sans quelque

  1. L’histoire de Gœtz de Berlichingen a été écrite plusieurs fois. Voir entre autres J.-W. von Berlichingen, Geschichte des Ritters Gœtz von Berlichingen ; Leipzig, 1861, et Janssen, l’Allemagne à la fin du moyen âge.