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Hamann, le « Mage du Nord », l’auteur bizarre de livres hermétiques, dont le « front douloureux », le « regard de prophète », la « bouche à la fois parlante et silencieuse », et les écrits obscurs, où roulaient de grandes idées vagues comme des nuages dans l’espace, l’avaient fasciné. Des écrivains français alors en vogue, un seul trouvait grâce aux yeux du jeune critique : Rousseau, que Kant, son professeur, lui avait fait connaître, et dont il accepta avec enthousiasme quelques-unes des idées : la bonté naturelle de l’homme, la nécessité de recourir à la nature, la haine de la civilisation, etc. Malade, mélancolique, soumis au pénible traitement qu’exigeait l’opération d’une fistule à l’œil dont il soutirait depuis longtemps, Herder reçut souvent la visite du jeune Gœthe, lui exposa ses doctrines, se fit lire par lui ses écrivains préférés, les commenta, le marqua de son empreinte. Et ce fut, dans l’âme neuve de l’étudiant, toute une moisson nouvelle qui poussa, étouffant l’ancienne.

Bien des années plus tard, en quelques-unes des pages les plus profondes des Mémoires[1], Gœthe a expliqué comment il se dégagea, avec ses amis, des influences jusqu’alors passivement subies. C’est un morceau magistral de critique générale, qui semble écrit de verve, dans l’ardeur d’une conviction toute fraîche, et je ne crois pas qu’on ait jamais marqué en traits plus frappans, plus décisifs, le défaut de la littérature vieillie qui agonisait avec la société dont elle était le fruit. Surtout, je ne crois pas qu’on ait jamais expliqué avec plus de clarté comment, au cours de cette période, les écrivains allemands, jusqu’alors dépendant des reîtres, se détachèrent d’eux pour acquérir leur conscience et leur originalité. Mais si ces pages retracent nu épisode intellectuel de la jeunesse de Gœthe, elles ont été écrites avec toute l’expérience, toute la réflexion de sa maturité : vécues vers la vingt-deuxième année, elles ne furent en réalité pensées que beaucoup plus tard ; aussi, tout en retenant les résultats qu’elles constatent, ne peut-on pas laisser à l’étudiant de Strasbourg l’honneur de les avoir authentiquement conçues à l’heure de son histoire où il lui plaît de les placer. Quoi qu’il en soit, elles marquent la rupture complète avec la littérature dont Voltaire était le plus illustre représentant, et l’effort vers un idéal entièrement opposé.


Déjà auparavant et à diverses reprises ramenés à la nature nous ne voulûmes rien admettre que la vérité et la sincérité de sentiment, et son expression vive et forte :

L’amitié, l’amour, la paternité,
Ne se produisent-ils pas eux-mêmes ?
  1. Livre XI.