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dragonneaux, ornés de foudres, de flammes, de lions et d’amours, décorés de banderoles où on lisait velox et atrox, igné et arte, étaient allés, dans les musées, rejoindre le bomerang égyptien. Aujourd’hui on tue avec des bâtons sans grâce emmanchés dans une boîte et qu’on appelle des hotchkiss. Detaille encombre ses batteries de lunettes d’approche et de « caisses d’instrumens », et dans le tableau de M. Roll, exposé il y a quelques années sous ce titre : la Guerre, tout le premier plan était rempli par un appareil dont on ne savait trop s’il servait à la cuisine ou à la photographie et qui se trouvait être celui de la télégraphie optique !

Il restait encore au combat moderne un élément pittoresque et par momens poétique ; la fumée dont Tolstoï nous a décrit « les nuages lilas clair se déroulant et se développant tour à tour », dont les artistes de Tokio se servent pour voiler les aspects inesthétiques des villes ou des champs dans leurs illustrations de la guerre sino-japonaise. Lisez sur la fumée du combat de Prairial ces lignes de Moreau de Jonnès : « Le nuage qui nous enveloppait ainsi était produit par la combustion de 100 000 barils de poudre à canon ; il ne ressemblait pas à la brume océanique des jours précédens ; au lieu d’en avoir la couleur grise uniforme, il variait, selon une foule d’accidens, d’intensité, de formes et de teintes. Tantôt il était d’un noir opaque, fuligineux, brillante d’étincelles et envahi subitement par des flammes rougeâtres, et tantôt il était diaphane, donnant à la lumière du jour l’aspect d’un clair de lune, et effaçant les objets, par une sorte de mirage fantastique. Il était souvent parsemé de cercles brunâtres s’élevant dans l’air horizontalement, et qui rappelaient ceux que les peintres du moyen âge traçaient au-dessus de la tête de leurs personnages saints… Quand le nuage se déchirait, quelque vaisseau ennemi, ceint d’une double et triple zone jaune et rouge nous montrait son flanc hérissé de canons prêts à nous foudroyer[1]. » — Or ce dernier spectacle pittoresque de la guerre, la poudre sans fumée nous l’enlève. La foudre éclate dorénavant sans orage et ces petits flocons qui, dans les tableaux de Neuville, indiquent encore où est l’ennemi, disparaissent de la bataille à venir. On ne voit plus rien.

Ainsi la peinture n’est plus l’art qui pourra dégager le côté intéressant de la guerre. Sera-ce par hasard la musique ? Si le combat n’a plus comme dans les temps antiques un aspect sculptural, ni, comme hier encore, un aspect pittoresque, ne conserve-t-il pas un aspect auditif qu’on notera d’autant plus soigneusement que les autres auront disparu ? Les bruits du canon, des balles, les

  1. Moreau de Jonnès, Aventures de guerre.