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l’ennemi était annoncé par le veilleur qui criait : « Mor-tier ! » et tout le monde se jetait à terre, attendant que la bombe eût éclaté. Autant de poses curieuses et significatives. L’homme voyait distinctement le danger qui le menaçait : « Quoiqu’un le souleva par les épaules, il ouvrit les yeux avec effort et vit sur sa tête le ciel d’un bleu sombre, des myriades d’étoiles et deux bombes qui volaient dans l’espace, comme cherchant à se dépasser[1]. » Mais à l’avenir, avec une vitesse initiale de 500 mètres, le projectile vient trop vite pour qu’on en soit averti. Ce n’est plus la bombe qui prenait le temps de fumer avant d’éclater, faisant comme le voleur classique qui demandait, au lieu de frapper, la bourse ou la vie. L’obus fusant aura éclaté avant même d’avoir touché le sol. Avant d’avoir fait un geste de frayeur, le vivant ne sera plus qu’un mort.

Si au moins, à défaut de la signification des gestes et des attitudes, les batailles futures offraient le pittoresque des costumes et de l’armement ! Mais bien au contraire, toutes les armures, selon le mot de Musset, sont tombées pièce à pièce et toutes les broderies fleur à fleur. Nous ne reverrons plus les magnifiques parures d’autrefois : les pelisses, les brandebourgs, les « flammes » aurore ou jonquille, les tresses en cadenettes, les feutres brodés d’argent ; nous ne reverrons plus ni les « dragons chevelus » qui portaient de la peau de panthère au front, ni les carabiniers qu’on appelait les « chevaux noirs », ni les cuirassiers qu’on appelait les « corsets de fer », ni les grenadiers aux bonnets à poil qu’on appelait « les ruches à miel ».


Ni les rouges lanciers fourmillant dans les piques,
Comme des fleurs de pourpre en l’épaisseur des blés !


Ruskin voulait que, pour incliner les peuples au travail et au bien, l’on habillât de pourpre et d’or les laboureurs et les philanthropes et que, pour les détourner de la guerre, on vêtit les soldats de noir, comme le bourreau. Il doit être satisfait. L’égalité, comme le roi antique, fauche de son sceptre tous les plumets qui dépassent la mesure, et si l’on n’a pas encore réduit au noir les uniformes de nos soldats, c’est que cette couleur plus qu’aucune autre tranche dans la campagne et les désignerait aux coups ; les armes qu’ils manient sont aussi les plus disgracieuses qu’on puisse imaginer. Leurs formes ont perdu tout souvenir des choses naturelles qui les avaient inspirées. Depuis longtemps le chien du fusil n’était plus le véritable chien du début, tenant une pierre de pyrite entre ses mâchoires, et les coulevrines, serpentines ou

  1. Léon Tolstoï, les Cosaques ; Sébastopol.