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Fontenoy les Français pussent faire aux Anglais la fallacieuse politesse de les engager à tirer les premiers, pour qu’à Essling les grenadiers décimés par le canon autrichien criassent en voyant mettre le feu aux pièces : « C’est pour moi »[1] ! On apercevait donc du même coup d’œil les deux armées se faisant face. Aujourd’hui que les fusils nettoient l’espace devant eux à plus de mille mètres et les canons à plus de quatre mille, des batailles entières pourront avoir lieu sans que personne, sauf les gens du service aérostatique, voient à la fois les deux côtés de la lutte, et si ceux-ci les voient, ce sera sous forme de lignes noires se mouvant sur une carte topographique. On pourra concevoir la bataille avec l’esprit ; on ne la verra plus avec ses yeux.

Pourra-t-on au moins, en ne montrant qu’un côté de l’action, en faire sentir la grandeur ? Figurer à côté des soldats qui exécutent le chef qui conçoit, la tête qui dirige, et qui apparaît, dans les luttes futures, comme le facteur principal, du succès ? On le pourra moins encore. Car la prodigieuse puissance des canons modernes ne rendra pas seulement intenable toute position trop rapprochée, elle obligera les ennemis même éloignés à ne pas se grouper entre eux. Les obus à mélinite en démolissant, les maisons, les obus à mitraille en répandant, comme un coup d’arrosoir, trois cents balles sur un petit périmètre feraient trop de ravages dans des bataillons serrés. Il ne faut donc pas seulement que les lignes s’écartent l’une de l’autre ; il faut que chacune d’elles s’espace. Une armée développée avec les effectifs dont on dispose aujourd’hui ne tiendra pas moins de dix kilomètres ; elle en tiendra davantage si elle est coupée par des obstacles naturels, des marais, qui viendront s’ajouter à cette longueur. Où sera le chef de cette masse d’hommes, le cerveau d’où partiront et auquel aboutiront toutes les libres nerveuses de cet organisme ? Évidemment assez loin en arrière. « On a reproché à l’Empereur son inaction à la Moskowa, dit Marbot, il faut cependant reconnaître que du point central où il se trouvait avec ses réserves il était à même de recevoir les fréquens rapports de ce qui se passait sur toute la ligne. Tandis que s’il eut été d’une aile à l’autre en parcourant un terrain aussi accidenté, les aides de camp, porteurs de nouvelles pressantes, n’auraient pu l’apercevoir ni le trouver. » Dans l’avenir, le chef fera de même. Il se tiendra en un point relativement équidistant de tous les points de la ligne engagée et il est aisé de comprendre que plus une ligne sera longue, plus ce point en arrière sera éloigné.

Il faudra donc choisir, représenter ou le chef ou l’armée. Le

  1. Les Cahiers du capitaine Coignet.