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tueries napoléoniennes diminue. Tant mieux. La nature envahissant le champ de bataille, c’est la vit ; prenant la place de la mort. C’est le travail sourd et incessant de Dieu pour le bien et pour la beauté à la place de notre ingéniosité pour le mal et de notre virtuosité pour le laid. Les mousses et les lierres réunissent et affermissent entre elles les pierres que nos obus ont divisées et brisées. Les arbres croissent et prodiguent des fruits là où les affûts prodiguèrent la mort. L’homme se lasse ; la terre ne se lasse pas. Elle donne le pain comme elle a donné le fer, mais son suc qui rouille les épées nourrit les plantes. Tous — même ceux que leur carrière incline à la guerre — éprouvent cet enseignement de paix et l’expriment. Je n’en veux pour preuve que ces mots d’un officier d’artillerie racontant qu’au milieu de ses manœuvres en plein champ il a pris pour point de direction un marronnier en fleurs : « Que de lieues on trace sur cette lieue carrée ! En avant, demi-tour, en arrière, et des déploiemens obliques et des défilés aussi ! L’herbe qu’on écrase rend une odeur de rêve épanchée et de la terre égratignée s’élève et nous grise doucement l’âme des germes endormis. Y a-t-il encore une guerre quelque part, dans l’espace ou dans le temps ? Non, la guerre est abolie de par la sérénité de la nature[1]. »


III

On aperçoit déjà comment finit la peinture de batailles, c’est-à-dire comment elle tend à n’être plus qu’une variété du paysage, — qu’un paysage animé. On l’apercevra mieux encore si l’on examine ce que seront vraisemblablement les combats de demain, non pas au point de vue de leurs résultats politiques ni même à celui des sentimens qu’ils éveilleront dans les âmes, mais au point de vue des spectacles qu’ils dérouleront devant les yeux. — Sera-ce un spectacle d’ensemble, comme celui qu’eurent les habitans de Tournay le 11 mai 1745, du haut des remparts de leur ville, tandis qu’entre Anthoin et le bois de Barry les essaims blancs et bleus des Français disloquaient l’énorme masse rouge de la colonne Cumberland ? Ou comme celui qu’eurent du haut des collines de Vienne les invités du prince de Ligne, le 5 juillet 1809, lorsque, dans l’immense plaine de Wagram, l’Empereur semblait débordé par les troupes autrichiennes, et que les mouchoirs de l’aristocratique assistance flottaient au vent, vers les armes allemandes, comme un appel et un espoir ? Non. À cette époque, les adversaires se rapprochaient assez pour qu’à

  1. Art Roë, Pingot et moi.