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car, autant que l’idée du mouvement, ce sentiment a changé.

Tout d’abord nos peintres actuels ont serré de plus près la réalité navrante du champ de bataille et y ont découvert ce qu’avant noire époque on n’y avait jamais soupçonné : la souffrance. Jusqu’à de Neuville et Détaille, tous, sauf un seul, Callot, l’ont ignorée. On n’avait quasi jamais représenté les blessures ni les agonies, ou, si on les avait représentées, c’était pour faire ressortir l’énergie surhumaine des blessés ou des agonisans. Dans la Bataille d’Eylau de Gros, le jeune Lithuanienne pense pas à sa jambe fracassée, mais uniquement à prêter à l’Empereur un serment de fidélité. Dans le Hohenlinden de Schopin, le geste du blessé est le même et le serment semblable. Ce sont les frères de ce sergent des gardes-françaises qu’on apportait mourant au camp et qui dit : « Ce n’est rien, le régiment s’est bien montré ! » ; de ce soldat d’Austerlitz qui ne pouvait se tenir immobile pendant que les chirurgiens l’amputaient d’une jambe et qui criait radieux : « Voyez donc comme ils avancent ! » ; de ce canonnier qui, ayant le bras coupé par un boulet, le ramassa, le mit dans la gueule du canon et l’envoya à l’ennemi. Regardez à Versailles tous ces tableaux représentant les guerres du premier Empire : il y a fort peu de blessés dans ces images d’une époque qui en vit tant. Dans les combats de Wertingen, d’Aïcha, d’Hollabrunn, de Hanau, de Montmirail, on n’en trouve presque pas. Ceux du Combat de la Corogne, par Lecomte, ont l’air parfaitement satisfait. Ceux de la Bataille d’Austerlitz, de Gérard, sont des ennemis qui ne se plaignent visiblement que de la défaite ; ils témoignent d’une douleur patriotique, non physique. A Lutzen, de Raffet, comme à Würtchen, comme à Loban, de Meynier, s’il y a des blessés, c’est pour acclamer l’Empereur qui passe. Ils sont là « pour l’enthousiasme », comme ces pauvres diables, transis, les pieds dans la boue, que le général Thiébault rencontra, attendant sur une route la calèche de Napoléon[1]. Dans le Frédéric II saluant le régiment d’Anspach-Bayreuth après Hohenfriedberg, par Camphausen, on ne voit que trois blessés. Un grenadier atteint à la main gauche, qu’il repose sur son fusil, rit de plaisir en voyant les drapeaux conquis et les ennemis prisonniers ; un autre, la tête entourée d’un linge, acclame le roi en souriant. Personne ne pense à ces bagatelles. Ce sont toujours, à ce point de vue, les successeurs de Vander Meulen, et Van der Meulen n’a rien vu dans la guerre que de gracieux. On y va comme à une fête, ayant seulement noué sa cravate peut-être un peu plus vite que de coutume. On caracole, on cause, on sourit et l’on dîne. Il

  1. Baron Thiébault, Mémoires.