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plan, tandis que semblent immobiles, au fond du tableau, des milliers d’hommes rangés comme des soldats de plomb. C’est l’école tactique où Martin, Lenfant et Blaremberghe sont passés maîtres, dans le temps où triomphe la tactique prussienne et où il semble « qu’on ne puisse mener trois hommes de l’autre côté d’un fossé sans une table de logarithmes.[1] » Mais tandis que Blaremberghe continue, en ses gouaches laborieuses, à célébrer les victoires tactiques de Louis XV, un autre art militaire bouleverse le monde. Avec Bonaparte le mouvement des musses rentre dans la guerre, et avec Gros dans l’art. Ce n’est plus la mêlée de Casanova ni la tactique de Van der Meulen : l’idée de la masse en mouvement commence à l’Aboukir de Gros, inspire tous les grands peintres militaires et se fixe dans un vrai chef-d’œuvre : l’Assaut de Constantine d’Horace Vernet.

De nos jours, les peintres ont compris de même où était l’intérêt esthétique des batailles. Ils ont gardé le mouvement mais ils ont abandonné la masse. C’est l’épisode mouvementé qui les a tentés et c’est lui que de Neuville et Détaille ont peint. Les exemples en sont présens à toutes les mémoires. Ecrasée dans les actions en masse, la France s’est rejetée, dans son art, comme elle l’avait fait dans sa campagne de 1870, vers les glorieux petits faits épisodiques. Ses artistes font de la peinture de francs-tireurs. Ils montrent une embuscade, une surprise, une escarmouche, un contact d’avant-postes, le mouvement individuel comme d’autres ont montré le mouvement en groupes ou en masses. Ils font voir la bataille par tout petits morceaux, non en Clausewitz ni en Jominis, mais en Marbots et parfois tout simplement en capitaines Coignets. Mais combien, par ailleurs, ils diffèrent des Marbots et des Coignets, des Le jeunes et des Parquins, de tous ceux qui, comme le général du Barail, n’ont rien connu de plus beau que « de s’en aller dans la vie, bercé sur un bon cheval, en entendant le bruit du fer qui choque les routes sonores et le cliquetis du sabre sur les éperons, » il suffit pour s’en apercevoir de regarder ces pages navrantes qui furent le Siège de Paris de Philippoteaux et la Bataille de Nuits de Poilpot, le Champigny de Détaille et de Neuville ; les charges de M. Morot, le Cimetière de Saint-Privat, le Bourget. Car si au point de vue esthétique, toute la bataille tient au mouvement qu’elle imprime à des masses, on peut y considérer, au point de vue humain, un autre côté : le sentiment qu’elle fait naître en nous : horreur ou admiration, plaisir ou souffrance. Ce sentiment c’est lui que nous allons étudier maintenant pour nous rendre compte de l’évolution de la peinture,

  1. Colmar von der Goltz, Rosbach et Iéna.