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expirant. Nous avons senti qu’une impulsion noble en nous était brisée et que brisé aussi était le buccin où, naïvement, nous croyions annoncer aux autres quelque vérité ou quelque justice. Et nous avons regardé, comme lui, s’écouler, de la blessure faite par les réalités, le flot de nos espérances et de nos illusions.

Est-ce donc là un symbole et le sculpteur a-t-il voulu ennoblir la défaite ? Peut-être, mais quand même il n’aurait pas ou ce but précis, il a sûrement voulu, et cela se voit à chaque tournant de sa statue, ennoblir l’académie barbare, faire voir non comme dans une caricature, mais comme dans une ethnographie, la beauté particulière de ce corps rude et non dégrossi, de ces membres bruts, de cette poitrine et de ce torse taillés en carrés, où la culture grecque n’a pas mis son empreinte. Et il y a merveilleusement réussi. Pas un des triomphateurs qui ont gravi ces degrés fameux, là, sous les fenêtres, n’a connu la gloire que ce soldat obscur a remportée. On ne monte plus au Capitole aujourd’hui que pour venir l’admirer. Et tous les dieux de cette salle ne semblent avoir été groupés autour de cette agonie que pour servir de cortège, eux, les célèbres et les immortels, à ce Barbare sans nom et sans histoire, qui va mourir.


II

L’arquebuse n’a pas tué seulement le héros du combat individuel et renversé tout l’ordre de choses établi par la lutte à l’arme blanche. Cet « artifice du diable », comme disait Montluc, a tué aussi la sculpture guerrière. En fait, rarement les sculpteurs modernes se sont avisés de représenter des batailles. En principe, ils ne peuvent y réussir. C’est à un autre art désormais que cette tâche est dévolue. La poudre écarte les combattons : il faut donc représenter l’espace. Elle les force à se dissimuler derrière des accidens de terrain : il faut donc montrer le paysage. Elle change l’aspect du ciel en y répandant de superbes et sinistres nuages, signes avant-coureurs d’une grêle qui fauche les hommes comme l’autre les épis de blé : il faut donc représenter l’air. Elle diversifie à l’infini les fonctions des combattans, en sorte que ceux-ci, les tirailleurs, ne sont vus qu’un à un ; ceux-là, les canonniers, qu’en groupes ; ces autres, enfin, les troupes de ligne marchant sur une position, qu’en masse. Cette masse, il faut la montrer dans sa profondeur, indiquer la houle des têtes, et, par la perspective, l’étendue des lignes engagées, — toutes choses que le relief ne peut faire ou fait mal. En même temps, les armes simples des anciens ont fait place à, des engins compliqués. On ne peut évider le marbre jusqu’à lui faire exprimer tous les