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que leur nombre, la valeur de ceux qui les font. Au printemps dernier, les Champs-Elysées n’en contenaient guère qu’une demi-douzaine, le Champ-de-Mars qu’un seul, et aucun n’était signé d’un grand nom. Dans ce pays où les maîtres d’autrefois, — les David, les Gros, les Géricault, les Vernet, et, à l’occasion, les Delacroix, les Decamps, — demandaient leurs inspirations à la lutte en masse, à l’effort physique et moral, violent et prestigieux vers un but commun, nos maîtres d’aujourd’hui se tournent plus volontiers vers des scènes calmes et individuelles. Patriotes autant que leurs devanciers, nos artistes semblent se désintéresser des spectacles patriotiques. Eux qui eussent, dans un combat, saisi le fusil échappé aux mains défaillantes des Chariot, des Bellangé, des Protais, des Neuville, ils n’ont pas relevé leurs pinceaux tombés. Il en est de même à l’étranger. En dehors des parades officielles de M. de Werner, les maîtres allemands dédaignent la guerre, et, par exemple, M. de Uhde, qui a fait la campagne de 1870, s’est soigneusement abstenu de la peindre. Il faut descendre jusqu’aux sergens-majors de la peinture pour y trouver la préoccupation de ces choses brutales et magnifiques.

Et cela est d’autant plus frappant, qu’au contraire la littérature en est pleine. A un bout de l’Europe Tolstoï, à l’autre bout M. Zola, ont consacré aux spectacles et aux sentimens que procure la guerre leurs pages les plus saisissantes. Ils y ont découvert un intérêt que leurs prédécesseurs ne soupçonnaient point. La longueur inusitée de la paix a même permis d’étudier et d’exprimer les impressions du soldat mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’ici. Ce capitaine de chasseurs n’a pas occasion de charger l’ennemi : il écrit l’histoire d’un régiment de cavalerie légère et il y trouve un réconfort « aux heures de désillusion et de découragement, aux heures où tout officier se demande s’il verra jamais se rompre la monotone série des exercices de garnison, s’il atteindra jamais un idéal qui, chaque jour, semble s’éloigner vers des horizons plus obscurs[1]. » Ce lieutenant d’artillerie ne tire que sur des cibles automobiles : il écrit le journal de sa vie militaire, « les impressions qu’un jeune officier éprouve en entrant au service… sa jouissance de posséder des hommes et de leur appartenir[2]. » Ce lieutenant de vaisseau ne lance pas de torpilles homicides : il écrit les réflexions et les images qui passent dans sa pensée et devant ses yeux. Il semble que l’écrivain, le psychologue aient trouvé un intérêt d’autant plus profond à la guerre que le peintre s’en désintéressait davantage et qu’ils aient, en quelque sorte permuté.

  1. Aubier, Introduction aux Souvenirs de Parquin.
  2. Art Roë, Pingot et Moi.