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du monde qu’enlèvent à leur milieu naturel de prétendues obsessions philanthropiques et des aspirations très vagues vers une plus haute féminité, le tout, étayé par certains rêves creux d’entreprise personnelle et par la curiosité de vivre en garçons[1]. Enfin, sur le chapitre du suffrage, elles laissent généralement leurs partisans mâles déployer plus de zèle qu’elles n’en montrent elles-mêmes. Quelques-unes, — et de celles que leur supériorité semblerait autoriser aux revendications, — vont jusqu’à se prononcer nettement contre un droit qu’elles jugent inutile ou intempestif. Détail piquant : Mrs Ware, Mrs Léonard, dont un avocat empressé invoquait les noms à l’appui de ses argumens, refusent de faire cause commune avec lui. Elles trouvent l’influence de la femme beaucoup plus efficace sans suffrage et sans situation politique, « parce qu’il est possible ainsi de discuter toutes les grandes questions sur la base de leurs seuls mérites. »

La crainte de se rencontrer dans la vie publique avec un ramassis d’ambitieuses, d’intrigantes et de viragos, politiciennes de l’avenir, qui rivaliseraient de cupidité, de menées basses et tortueuses avec certains politiciens du présent, contribue autant que tout le reste ensemble à cette réserve de bon augure.

Peut-être néanmoins le mouvement ne se laissera-t-il pas toujours contenir, et les plus prudentes finiront-elles par être entraînées bon gré mal gré ; peut-être la Walkyrie perdra-t-elle dans le combat ses armes idéales et sera-t-elle réduite aux coups de poing vulgaires, cette lance de lumière et ce bouclier de jus-lice qu’elle possède aujourd’hui ne trouvant plus leur emploi, si l’égalité proclamée doit supprimer toute chevalerie. Invitons les pronostics en cette ère d’affranchissemens précipités et de soudaines transformations. Mon but était simplement, après un assez long séjour en Amérique, de noter quelques grands progrès qui intéressent le monde entier. Ils ont été accomplis sans fracas par la grâce d’un groupe de femmes qu’avec admiration j’ai vues à l’œuvre et trouvées dignes de servir de modèle à toutes les autres.


TH. BENTZON.

  1. A Bachelor Girl, par Mrs Harrison, New-York, 1894.