Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a fait ce qu’il voulait faire, a réalisé l’accord cherché entre son moi et la nature : ce qu’il voit de lui-même le remplit de satisfaction et d’admiration ; et comme il est, à sa façon, un moraliste, le « symbole » qu’il compte, en sa personne, représenter, se transforme et devient un « exemple ».

Je ne sais vraiment qu’un seul livre qu’on peut rapprocher du sien : les Mémoires d’Outre-Tombe. Là, du moins, il y a quelques rapports de ressemblance.

Ces rapports, à vrai dire, ce n’est point dans les caractères des auteurs qu’il faut le chercher. Bien que leurs noms, en effet, aient signé deux œuvres de tendances similaires, Werther et René, ils différaient l’un de l’autre autant que deux hommes le peuvent. Celui-ci était tout intelligence, celui-là tout passion. Nul ne fut plus « compréhensif » que Gœthe, nul ne le fut moins que Chateaubriand, qui possédait, en revanche, au plus haut degré, cette résonance intérieure, cette sonorité d’âme que l’autre s’agitait pour tirer de soi. On l’entend gronder à toutes les pages de son œuvre, en des phrases qui prennent des sons d’orage, et nous éclairent mieux son âme que de longues analyses : « Tout devint passion chez, moi, en attendant les passions mêmes… Ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux âmes dispositions natives (que l’étude) ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j’aurais ignorées… Tout prenait en moi un caractère extraordinaire… » Ce n’est pas lui, qui se serait passionné pour la théorie des couleurs. Il ne ressemble en rien à un « génie objectif ». Il ne se préoccupe point de l’éducation ni du développement de son « moi », qui, sans chercher avec la nature une harmonie pour lui difficile à réaliser, s’épanouit librement, selon ses propres lois, comme une fleur unique, étrange et belle. Mais enfin, et quelque différente que fût l’étoffe de leurs âmes, la destinée avait établi entre ces deux hommes un point de ressemblance : ils avaient dominé leur époque et leur pays ; leurs hautes figures se dressaient au-dessus des têtes contemporaines, respectées, admirées, adulées, bravant l’âge, attirant l’amour malgré les années. Séparés par la qualité de leur génie autant que par leur race, ils semblaient deux grands monarques régnant sur des pays voisins, dont diffèrent le climat, les paysages, les lois, les mœurs, les habitans : l’égalité de leur puissance les rapproche, crée entre eux un lien, du moins pour les yeux qui les observent d’en bas. Parvenus à ce faîte, ils ont l’un et l’autre songé que leur mémoire leur survivrait longtemps ; hantés par l’image que les hommes se feraient d’eux, ils ont entrepris de la fixer à leur manière, d’en