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Une lettre sur le même ton, qui m’a été écrite des montagnes du Maine, montre lune des personnes les plus dignes, les plus posées qui se puissent imaginer, arpentant les forêts, sautant de pierre en pierre, comme un gamin, le long des ruisseaux où elle pochait la truite, et dormant en plein air, elle aussi, sous des couvertures. « Trop heureuse quand une bonne averse n’arrosait pas mon sommeil ! C’était enchanteur, ces réveils à l’aube : j’ouvrais les yeux pour voir le ciel violet à travers l’épais feuillage des hêtres et les lueurs orangées de notre feu de bivouac. » Tout cela sonne juste et aucune prétention morbide ne résisterait, je crois, à un pareil régime. Les amoureuses du plein air et de la nature se préoccupent fort peu généralement de la question du suffrage.

Au surplus où en est cette question d’un intérêt primordial ? Il importerait de le savoir, car si le droit de voter est accordé aux femmes dans une partie du monde, quelle qu’elle soit, il s’imposera partout peu à peu, et une révolution dont on ne saurait calculer les conséquences devra s’ensuivre, modifiant profondément les mœurs sociales. Beaucoup de journaux, trop pressés, signalent déjà la chose comme faite, parce que l’Ouest, plus audacieux que le reste de l’Amérique, a tenté l’expérience ; mais, en réalité, on en est encore à la discussion. Les meilleurs esprits forment deux camps qui soutiennent le pour et le contre avec une grande abondance d’argumens. Je ne crois pas qu’on puisse lire rien de plus instructif à ce sujet que les récens débats entre le sénateur Hoar et le docteur Buckley[1]. Ils m’ont paru résumer tous les autres. Le sénateur Hoar est de l’avis de John Stuart, Mill, avec lequel, dit-il, se trouvaient d’accord le penseur Emerson, le poète Whittier et Lincoln lui-même : il veut que l’on marche résolument dans la voie ouverte par Lucy Stone et suivie par Mrs Ward Howe, que la femme soit appelée à prendre une part active aux affaires du pays et devienne éligible à tous les emplois. De fait, elle a déjà le pied à l’étrier de la politique. N’est-ce pas une fonction politique comme une autre celle dont s’acquitte dans les hôpitaux, après s’être distinguée au temps de la guerre pour le service des ambulances, Mrs Clara Barton, la grande organisatrice, avec Mrs J. Ware, du régime pénitencier pour les femmes ? Et Mrs Léonard, leur émule dans les mêmes œuvres, une puissance elle aussi, n’a-t-elle pas maintes fois voté comme membre du Conseil d’administration des asiles d’indigens et d’aliénés dans le Massachusetts ? Et Mrs Hale, dont la

  1. The right and expediency of woman suffrage, August 1894 : The Century Monthly Magazine.