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nous formons ici la tête dirigeante. » Bien entendu, elle est formée à la mode du Nord.

— Vous voyez, me disait un défenseur de l’ancien régime en visitant avec moi l’un de ces établissemens, il n’y a sur les murs que des portraits de leurs grands hommes. Et pourquoi Edgar Poë, auquel en France vous rendez justice, pourquoi Sidney Lanier, musicien autant que poète, qui entreprit d’exprimer en paroles ce qui n’est peut-être possible qu’à la musique, mais qui fut un novateur et un prophète à sa façon, pourquoi ces gloires du Sud ne se trouvent-elles pas ici, auprès des Longfellow, des Hawthorne, des Emerson ? Ils sont absens, comme est absent aussi le drapeau louisianais, qui pourrait bien, vous l’avouerez, garder sa petite place à l’ombre du drapeau des États-Unis. Malgré l’unité accomplie, malgré la réconciliation, il y a toujours un fond de rivalité entre les anciens adversaires. Tout ce qu’on peut dire de la prépondérance des dames de Boston, n’empêche pas que la première statue élevée en Amérique à la gloire d’une femme l’ait été à la Nouvelle-Orléans ! C’est un fait : sur la place Margaret, avec ses fontaines et ses allées bordées de buissons fleuris, se dresse une statue de marbre blanc, qui ne représente d’ailleurs ni une artiste ni une savante, mais une simple femme du peuple, un enfant à ses côtés. La bonne Margaret Haughery, née dans la pauvreté, commença par vendre du lait, puis du pain, le pain qui a nourri des pauvres en foule. Le surnom d’« Amie des orphelins » fut bien mérité par cette sublime boulangère : elle leur consacra ce qui de sa vie n’appartenait pas aux affaires et leur fit don d’une grosse fortune laborieusement gagnée. Le petit jardin qui entoure sa statue s’étend devant un asile qu’elle enrichit, l’asile que gouverna la Sœur Régis, tenue elle aussi en vénération. Rien ne m’a paru plus touchant que cet hommage, rendu par une ville aristocratique d’instinct à une femme qui ne savait pas lire. L’incomparable grandeur de la bonté ; se trouve donc avoir été honorée en Amérique avant toutes les autres suprématies, avant la plus haute culture elle-même.

Et cependant la Nouvelle-Orléans, malgré son infériorité en matière de pédagogie, a produit des femmes très remarquables intellectuellement, des écrivains, des artistes ; j’ai essayé de faire connaître le plus brillant de ses romanciers féminins, miss Grâce King, dans une précédente étude[1], et bientôt une traduction mettra en lumière le talent frais, naturel et charmant de Mrs M. Davis.

  1. Voyez dans la Revue du 1er avril 1893 : Les romanciers du Sud en Amérique.