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Il dispersa partout ses membres et sa gloire…
Et Mars ne lui laissa rien d’entier que le cœur.

Deux fois gouverneur, il défendit avec une indomptable énergie les droits de la Louisiane et porte aujourd’hui d’un consentement unanime le titre de chief justice, grand-juge, qualité à laquelle son passé de patriote et de soldat, son désintéressement, ses vertus toutes stoïques lui donnent des droits incontestables.

Si le général Nicholls est un type superbe d’Américain anglo-saxon, l’honorable Charles Gayarré m’a paru le plus intéressant des créoles, et avant tout, il faut préciser cette désignation de créole, sur laquelle, dans le Nord, on affecte souvent de se tromper en l’appliquant au sang mêlé. Les créoles sont purement et simplement les enfans de parens européens fixés aux colonies. Le nom de Gayarré est un nom navarrais, celui d’un des trois commissaires qui, en 1766, vinrent prendre possession du pays cédé par la France à l’Espagne. C’est pourtant un Français de la vieille roche que j’ai trouvé dans l’intérieur très modeste que l’historien de la Louisiane, décédé depuis, remplissait encore, malgré son grand âge, de sa verve et de son esprit. Il se rattachait à notre pays par les femmes, sa mère étant une Boré, la fille d’Etienne de Boré, ancien mousquetaire de la maison du roi Louis XV qui, le premier parmi les planteurs, réussit à fabriquer du sucre. Le petit-fils d’Etienne de Bore se distingua au barreau et dans la politique, devint secrétaire d’État et publia en français une histoire de la Louisiane très remarquée, dont l’édition anglaise ne parut, que plus tard. La Revue des Deux Mondes a signalé autrefois une composition dramatique hardie, the School for politics, que traduisit le comte de Sartiges, notre ancien ambassadeur à Washington. Charles Gayarré dénonça toute sa vie les fraudes et les manœuvres d’une fausse démocratie, qu’il appelait avec lord Byron une aristocratie de drôles. Il fut de ceux qui n’admettent que les républiques où des lettres de noblesse sont accordées à une élite intellectuelle et morale. Et lui-même avait l’air d’un grand seigneur, malgré la mauvaise fortune qui, après tant de services rendus, de missions brillamment remplies, d’emplois éminens tenus avec éclat, ne lui laissait plus rien, sauf, il est vrai, le bonheur domestique et un goût inextinguible pour les lettres, deux talismans grâce auxquels on peut délier le sort. Cet octogénaire encore jeune me parla de Paris avec tout le feu de ses anciens souvenirs. Je fus frappée de l’intelligence des choses de chez nous qu’il gardait après tant d’années, réunissant la