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Oui songerait en effet à délaisser les orphelins dans cette ville où les épidémies ont si souvent livré des troupeaux d’enfans à la charité publique ? Il y a plus d’asiles qu’on n’en peut visiter, presque tous dirigés par des religieuses, — petites sœurs des pauvres, sœurs de Saint Vincent de Paul, etc., — mais la Sainte-Famille est le seul couvent de couleur. Un homme riche de cette même race, Thomy Lafon, lui a fait sa part dans les 214 000 dollars qu’il légua récemment à divers établissemens d’éducation et de bienfaisance, sans acception de blancs ou de noirs. La religieuse qui nous reçoit parle de lui avec une effusion de gratitude, tout en m’apprenant cette particularité singulière que Lafon n’appartenait pas à l’église de son vivant, quoiqu’il assistât souvent aux offices par goût ; il ne fit sa première communion qu’au lit de mort. Je m’écriai, surprise : — « Comment, ce juste n’était pas chrétien ? » Et la petite sœur de répondre ! vivement : « Oh ! si, puisqu’il avait la charité ! »


IV. — ASPECTS ET CARACTÈRES LOUISIAXAIS

Le nom d’un autre ami des pauvres et des orphelins, Julien Poydras, est gravé à l’hôpital, sur une tablette de marbre. Nul philanthrope n’a dépassé en générosité Julien Poydras. Voici en deux mots le résumé de sa vie à la fois si utile et si romanesque, d’après les documens fournis par le professeur Alcée Fortier, dont j’ai goûté vivement la conversation intéressante, sans parler de son excellent livre ; plein d’érudition sur l’histoire, la littérature, les mœurs et les dialectes de la Louisiane[1].

Julien Poydras de Lallande était Breton et marin. Fait prisonnier par les Anglais en 1760, il réussit à s’échapper et passa en Louisiane, croyant aborder sur une terre française. Malheureusement il arriva au moment même où elle retombait sous le joug espagnol après l’exécution barbare d’un groupe de braves gens[2] décidés à rester fidèles à la mère patrie, fût-ce malgré elle. Poydras témoigna d’une intelligence et d’une volonté peu communes ; il comprit que tout était à faire au point de vue commercial dans l’intérieur de ce pays si riche : un ballot sur l’épaule, il devint colporteur, marchant sans relâche de plantation en plantation, et bien reçu partout. Il lui fallut peu de temps pour amasser la somme nécessaire à l’acquisition d’une terre sur le Mississipi, à Pointe-Coupée, l’endroit le mieux choisi pour des transactions

  1. Louisiana Studies, par Alcée Mortier, professeur de langue et de littérature française à l’Université de Tulane ; Nouvelle-Orléans.
  2. MM. de Lafrénière, de Noyan, de Villeré, Marquis, Caresse et Milhet, toujours désignés comme « les martyrs de la Louisiane ».