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qui avait forcé à jeter des planches comme des passerelles dans les rues inondées. Avant de s’élancer sous l’averse, leurs jupes rassemblées dans la main au-dessus de leurs petits pieds découverts beaucoup plus haut que la cheville, ces demoiselles babillaient sous le porche avec des admirateurs empressés et les plaisirs à peine évanouis du carnaval faisaient les frais de l’entretien. Vraiment ce n’est guère qu’en Italie ou en Espagne qu’on se permet autant de familiarité avec le bon Dieu.

La tombe de Manon Lescaut ne se trouve pas, comme on me l’avait affirmé, parmi les nombreuses pierres funéraires qui se mêlent aux dalles du chœur ; mais pour me consoler de son absence, un marchand de bric-à-brac de la rue Saint-Charles m’offrit une cafetière portant le chiffre de cette « personne légère » (sic) qui s’en était très certainement servie, plus un couvert aux armes de son amant des Grieux dont le père fut, en Louisiane, amiral de la flotte française. Il y aurait un chapitre à écrire sur la singulière galerie où se trouvaient ces reliques précieuses au milieu d’objets d’art créoles, Rubens et Teniers apocryphes, porcelaine et verrerie de luxe représentant les épaves de bonnes familles ruinées, confondues avec des objets de deux sous que le plus imaginatif des fabricans de curiosités vendait pour pièces historiques. Il n’est pas étonnant que des écrivains tels que George Gable et Grâce King, aient trouvé tant de choses piquantes à nous dire sur la Nouvelle-Orléans. Les moindres détails y sont suggestifs. Ce petit enclos, par exemple, derrière la cathédrale, c’est le jardin du Père Antoine, un saint prêtre espagnol qui, venu en Louisiane dans le ferme propos d’y établir l’inquisition, fut prié de retourner sans retard dans son pays d’où il revint par la suite, non plus avec un mandat du Saint-Office, mais pour exercer librement une mission de charité qui rendit son nom vénérable. Dans les sous-sols de l’hôtel Royal, rue Saint-Louis, avait lieu autrefois la vente des noirs aux enchères. Congo-Square tire son nom de danses africaines que les nègres y exécutaient le dimanche au son du tambour accompagné d’un cliquetis d’os, sans se laisser attrister par le voisinage sinistre de la prison, témoin plus d’une fois de scènes sanglantes. Voici la calaboose, où les maîtres faisaient fouetter leurs esclaves. L’aspect du vieux cimetière Saint-Louis m’a frappée d’horreur. Les tombes éparses, sans ordre, dans un dédale humide où il est difficile de se retrouver, ne portent guère que des inscriptions en français et en espagnol effacées sous la mousse gluante et les pâles lichens qui se collent aux monumens, plus ou moins dégradés. Il y en a de somptueux, mais la plupart sont d’un goût médiocre, représentant une espèce de commode en marbre munie de ses tiroirs. Comme on ne peut