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assez à se déclarer ruinés et à expliquer fièrement pourquoi, en revenant sur les horreurs d’un temps évanoui où ils eurent l’occasion de se montrer héroïques avant d’être réduits à devenir raisonnables. Rien de plus saisissant que les récits de la guerre, entendus dans telle ou telle maison qui fut opulente, qui est restée hospitalière. Tous les hommes se battaient, les femmes demeuraient seules dans les plantations, fidèlement gardées par ces nègres, au nom desquels s’entr’égorgeaient fédéraux et confédérés. Les troupes du Nord passaient, brûlant les bâtimens, détruisant les vivres, et les dames affectaient devant l’ennemi de fières attitudes. Elles stimulèrent, en véritables Spartiates, la bravoure de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères, ne se plaignirent jamais, travaillèrent quand il le fallut de leurs belles mains habituées longtemps à l’oisiveté. Maintenant encore on ne sait pas bien souvent quelle part active la plupart d’entre elles prennent au soin matériel du ménage sans en laisser rien voir, et en continuant d’accueillir leurs hôtes avec autant d’entrain que si elles n’avaient à songer qu’aux arts d’agrément, aux choses mondaines. Pour ne parler que du carnaval, combien de toilettes de bal sont l’ouvrage même de celles qui les portent avec une si gracieuse désinvolture ! Hélas, cette folie apparente doit recouvrir des regrets de toute sorte. Plus d’un, sous l’accoutrement mythologique qui le place momentanément au-dessus des simples mortels, sur un trône de papier mâché, déplore peut-être la nécessité qui l’a forci ; d’abandonner ses études universitaires pour descendre dans un comptoir. J’ajouterai que ce contraste des réalités que l’on soupçonne et de la farce extérieure, poétique à la manière d’une mascarade shakspearienne, n’est peut-être pas la moindre séduction du carnaval de la Nouvelle-Orléans.

Durant les jours qui suivent, il semble qu’un feu d’artifice se soit éteint : la ville entière ressemble à cette filleule de fée qui sur le coup de minuit voit ses diamans se changer en guenilles et son carrosse redevenir citrouille. On s’aperçoit alors que les rues sont fort sales, entrecoupées d’horribles égouts où tout ce qui ailleurs se cache est lamentablement visible ; les maisons, dépouillées de leurs tentures de fête, montrent souvent une façade lépreuse aux peintures écaillées ; les balcons de fer forgé qui s’avançaient la nuit comme à l’affût d’une sérénade sont, au soleil, chargés de rouille. Je parle ici surtout du vieux quartier français, séparé de la nouvelle ville par une grande voie populeuse, Canal Street, à laquelle, quoi qu’on fasse, on aboutit toujours. Canal Street est la rue des brillans magasins. Elle trace une ligne de frontière entre deux mondes absolument différens. D’un côté