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Moritz. Il faut comparer ces ouvrages pour connaître à quelle mesure on a évalué celui de Gœthe, en le désignant à l’admiration du monde et des hommes. Ces biographies, surtout les Confessions de Rousseau parodiant celles de saint Augustin à Dieu, sont des monumens indestructibles d’une époque ; mais, comparées à Poésie et Vérité, elles ont un caractère plutôt pathologique et ressemblent à d’intéressantes descriptions de maladies. Celle de Gœthe seule a une portée objective et historique, tandis que celle de Rousseau, entièrement conçue d’après les tendances de son temps, se renferme, mal à propos, dans les limites de la vie individuelle, Gœthe eut toujours « soi-même, le monde, et ce qui est au-dessus de l’un et de l’autre, comme but complexe d’observation devant les yeux ». Tout d’abord, on plaça l’Histoire de sa vie au-dessous des Confessions de Rousseau et d’Alfiéri. Mais Woltmann, en relevant cette appréciation, fut d’un tout autre avis : « Ni l’un ni l’autre, dit-il, n’avait une conception du monde dans lequel il vivait. Goethe, au contraire, embrasse avec une clarté et une facilité merveilleuses tout ce qui se passe autour de lui, dans la nature et le monde politique, dans la science et l’art, il veut être vrai comme Rousseau et Alfieri, mais il peut être plus vrai qu’eux ! » Strauss relève aussi très bien la différence entre Gœthe et Rousseau dans leurs rapports avec la vérité : « Il y avait en Gœthe le contraire absolu du cynisme coquet de l’auteur des Confessions : se dépouiller d’en bas pour se draper d’en haut ; il cacha ce qui ne se doit pas voir pour retenir toute l’attention sur ce qui a une signification humaine. »


Je vous fais grâce de la suite du parallèle, surtout de la pittoresque partie qui cherche « dans le style et dans la langue » la marque de la « différence entre les deux biographies », car je présume que l’autorité triomphante de Woltmann vous a enseigné tout ce que vous désiriez savoir. Mais il me semble que ce ne sont pas plus les Confessions de Rousseau que celles de saint Augustin qu’il faut utilement rapprocher de Vérité et Poésie, si ce n’est peut-être pour en accentuer la profonde dissemblance. Rousseau, surtout, a mis dans son livre toutes les angoisses de sa conscience tourmentée, poursuivie, hantée par un éperdu besoin de justifier sa vie, en lequel on a vu bien injustement l’orgueil de se glorifier. Une seule question existe pour lui : a-t-il bien ou mal fait ce qu’il a fait ? est-il vraiment ce qu’il voudrait être, un des meilleurs parmi les hommes ? Aussi, son unique souci est-il de se juger : « J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et, s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. » Il s’institue à la fois son propre juge, son accusateur et son avocat ; et c’est l’effroi de son âme qui le pousse à s’absoudre, Goethe, lui, ne soupçonne pas même de telles anxiétés : « Je suis ce que je suis, semble-t-il dire, et cela signifie un être supérieur, une fleur suprême de l’humanité ; COMMENT suis-je parvenu à ce haut épanouissement ? Voilà ce qu’il importe d’éclaircir. » Au fond,