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toujours des pins : par les trouées que guette mon regard, apparaît de temps en temps une courbe d’azur pareille à celle de quelque lac immense. Cette côte est très peuplée, le climat de la Passe Christian et des stations avoisinantes étant recommandé aux malades. Tout le long de notre parcours s’égrènent des maisons à vérandas plus grandes qu’elles, entourées de petits jardins où ressort sur un luisant feuillage vernissé le fruit d’or de l’orange amère. Arrivés à la baie Saint-Louis, qui a peu de profondeur, nous cheminons sur pilotis entre le ciel et l’eau. Il est délicieux de fendre ainsi de grandes étendues. Porté au ras de l’onde, le voyageur se demande presque s’il nage ou s’il est soutenu par des ailes. Et le rêve se prolonge à souhait, car nous nous arrêtons pour jouir d’une vue superbe sur le golfe lointain et sur les promontoires de la rive prochaine couverte de cyprès, d’yeuses, et de magnoliers, dont la verdure sombre sert de repoussoir par place à des joyaux de pourpre, quelque espèce d’érable, je suppose.

Un de mes compagnons de voyage m’effraye un peu en me disant que cette route aquatique n’est pas des plus sûres. Elle fut d’une construction très difficile à cause du taret destructeur qui a vite fait de cribler de trous les piles de bois sur lesquelles nous roulons. On finit, après des expériences de toute sorte, par tremper le bois dans de la créosote, ce qui le rend inflammable au contact de la moindre étincelle. Tout flamba en 1879. Espérons que notre plaisir ne sera pas troublé aujourd’hui avant la fin du spectacle de plus en plus captivant. À mesure que l’on approche de la rivière Perle, les sables disparaissent, les terres basses chargées d’une végétation à demi submergée semblent se fondre dans des marécages chers aux alligators ; ce sont des espèces de jungles hérissées de cannes et de lataniers, des savanes tachetées de bœufs qui enfoncent dans l’herbe mouvante, des « bayous » creusés par les fougueuses sorties du Mississipi qui se crée ainsi d’innombrables affluens. Devant ce combat de la terre et des eaux, je peux croire que la partie du globe où nous sommes en est restée au deuxième jour de la création. La parole : « Vous viendrez jusqu’ici, vous n’irez pas plus loin », n’a pas été entendue apparemment par ces flots troubles ; la séparation n’est qu’à moitié faite. Vraiment l’esprit s’égare dans ce paysage aquatique qui ne ressemble à rien au monde et ne devrait être habité que par des amphibies. Cependant, les qualités du sol humide et tiède tentent de nombreux horticulteurs ; ils cultivent, dans les enclos qui se succèdent, beaucoup de fruits et de fleurs. Des chapelets de roses grimpantes parent les vérandas où de jeunes femmes fixent sur nous leurs beaux yeux de créoles ; les négresses