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leur place ; mais personne ne se tient à sa place en Amérique ; pourquoi les enfans commenceraient-ils ? Suffit qu’ils soient vifs, intelligens et drôles. Vous ne pouvez causer avec eux sans être stupéfait, presque intimidé par l’abondance de leurs idées générales. Cela s’attrape probablement au Kindergarten, qui prend l’enfant en Amérique aussitôt qu’il commence à faire des questions, et où tout contribue à développer chez lui la spontanéité en même temps qu’à lui faire ramener les effets aux causes. Avant le Kindergarten ils savent voyager. Il y a dans mon car une très petite fille qui ne peut encore que balbutier quelques mots ; pendant deux longues journées de route elle ne cesse de trottiner le long de la galerie qui sépare les places, souriant à celle-ci, à celui-là, à celui-là plutôt, car elle préfère les hommes. Sa mère lit dans un coin, levant les yeux de temps à autre pour voir trébucher la petite robe blanche qui perd l’équilibre : nous sommes lancés à toute vitesse. Plus d’une fois la bambine tombe, se relève silencieusement sans pleurer, ou bien se rattrape au genou d’un monsieur. S’il l’y invite, elle reste à jouer, à coqueter, oui, à flirter tout de bon comme elle le fera dans vingt ans, lui confiant sa poupée, lui jetant son mouchoir, riant, poussant de petits cris, très amusante. Pendant ces deux jours, je ne l’ai pas entendue geindre ou grogner une fois, dormant quand il le fallait, mangeant quand on voulait, et prenant son bain dans le cabinet de toilette des dames comme elle l’eût fait chez elle, de sorte qu’à l’arrivée, une autre petite robe blanche étant sortie du sac maternel, la jeune personne se trouva aussi fraîche, aussi élégante qu’au départ, distribuant des adieux de la main aux voyageurs séduits et prête à entamer de nouvelles conquêtes.


II. — LA NOUVELLE-ORLÉANS

Notre descente à la Nouvelle-Orléans tint en vérité de la magie, magie qui commença ce dimanche-là dès le lever du soleil, un vrai soleil dominical. Il éclaira d’abord la région sablonneuse des pins aux branches desquels flottait, en drapeaux de deuil, ce parasite d’un effet mélancolique et bizarre qu’on appelle mousse espagnole. Du train qui glisse sur les deux bras de la Pascagoula, on aperçoit vaguement les grands navires à l’ancre dans le golfe du Mexique ; ils attendent leur chargement de bois de charpente. Plus loin, en passant près de Biloxi, le point où commença en 1699 la colonisation française, au milieu d’Indiens hostiles qui harcelaient cette poignée d’aventuriers, je devine, plutôt que je ne les vois, les îles de sable formant le long de la côte une espèce de chaîne, d’où résulte le Sund, le détroit mississipien. Encore,