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et entrecoupées de blocs de granit qui ont roulé en désordre. Grande exploitation de bois, chemins pittoresques creusés entre les collines. Dans le lointain les montagnes qui forment le Blue ridge plaquent sur le ciel éclairci leurs découpures d’un bleu de lapis. Elles semblent nous suivre longtemps. Ce n’est pas la saison où les excursionnistes encombrent les hôtels qui avoisinent le mont Airy et les chutes de Tellulah ; rien ne se révèle à nous que la vie nègre étudiée probablement en ces parages mêmes par l’humoriste Uncle Remus, de son vrai nom Joël Chandler Harris, qui a fixé sa demeure à Atlanta. Elle est assez misérable, cette vie nègre, à en juger par l’état des fermes clairsemées et des cabanes croulantes en bois vermoulu, munies d’une cheminée extérieure qui descend en s’élargissant jusqu’à la base comme pour servir d’appui au reste. Des pourceaux en liberté se promènent loin de toute habitation, cherchant leur pâture dans les bois ; les balles de coton voyagent le long des routes sur de curieuses charrettes plaies traînées par des bœufs. Une des dernières choses, que je distinguerai à travers les ombres du soir sera la sempiternelle annonce : Castoria ! Les enfans pleurent pour en avoir ! Castoria !

Nous atteignons dans l’obscurité Atlanta où l’on change de train. Cette capitale de la Géorgie soutint un siège fameux contre le général Sherman et fut en partie brûlée. Il n’y paraît plus, c’est une cité florissante, fière de son commerce. Les rues brillamment éclairées m’apparaissent de loin pendant que nous nous installons pour la nuit d’une façon plus incommode encore que la veille, car des familles nombreuses sont venues se joindre à nous. Que disait donc jadis Hepworth Dixon que l’Amérique manquait d’enfans ? Pourquoi écrivait-il le chapitre inquiétant : Elles ne veulent pas être mères ? Bah ! il y a de cela près de trente années, plus qu’il n’en faut pour opérer un changement radical dans ce pays où tout marche si vite. Aujourd’hui le dévouement maternel est à la mode ; il est même poussé jusqu’à une exagération d’intensité que certains comparent volontiers au peu de dépense émotionnelle et sentimentale faite par les mères françaises ; et les babies pullulent partout. J’ajouterai, je répéterai plutôt, qu’ils affirment énergiquement leur présence ayant déjà la dose voulue d’individualité. Mais mon intention n’est nullement de médire pour cela des jeunes Américains. Habitués de bonne heure à la liberté des écoles publiques, ils ne ressemblent pas sans doute aux enfans français surveillés de près et dressés cependant à ne pas occuper d’eux : ils ne sont pas bien élevés à ce point de vue. La plupart semblent ignorer ce que nous appelons la déférence ; on ne leur a jamais enseigné à se tenir à