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meuble ; les mauvaises herbes aussi pullulent à l’infini ; pour les extirper dans la saison humide les charrues se hâtent… » Et, travaillant aux champs, comme aucune femme ne le ferait dans les parties plus civilisées de l’Amérique, Egbert Craddock nous montre une belle fille qui interrompt souvent sa besogne pour contempler la fantasmagorie des brumes sur le front étincelant et chauve du grand pic, où disparut le prophète du pays emporté dans les nuées à la façon d’Elie, selon une légende locale. En réalité, le pauvre bon pasteur a donné sa vie pour la plus indigne entre ses brebis. Ayant enseigné toujours qu’il ne fallait pas tuer, il s’est substitué volontairement, sous le couvert de la nuit, à un misérable qu’on allait lyncher et peut-être en échange a-t-il retrouvé à l’heure du sacrifice la foi qu’il avait perdue tout en la prêchant aux autres. C’est un simple chef-d’œuvre que cette idylle tragique[1] et je donnerais beaucoup pour en voir le théâtre à loisir. Malheureusement notre train s’est écarté de la route qui conduit vers la « Terre du ciel ». Nous roulons toujours parmi les mêmes bois de pins alternant avec des champs. On reconnaît le coton aux petites houppes blanches oubliées lors de la récolte et le maïs aux tiges nues pareilles à des bâtons qui çà et là se brisent.

À Greenville, je remarque une fois de plus, en atteignant la gare, les mots : « Salle d’attente pour les gens de couleur. » Ceux-ci ne sont pas autorisés à monter comme voyageurs dans les trains que prennent les blancs. Les Américains du Nord blâment cette rigueur ; en revanche, à la Nouvelle-Orléans, noirs et blancs se rassemblent devant Dieu à l’église, ce qui n’arriverait point à New-York ou à Boston. Le voyageur étranger ne saisit pas sans peine toutes ces nuances. Pour ajouter dans le cas présent à ma perplexité, la paisible vieille fille qui se rend au Texas avec sa Bible et son petit panier répond sèchement à l’exclamation indignée qui m’échappe par ces mots de l’Écriture : « Le Christ lui-même a dit : — Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père. » Je crois que tout abolitionniste qu’elle soit, il lui serait désagréable de partager une éternité bienheureuse avec ces fils de Cham qui en réalité ne se présentent pas ici sous un aspect fort engageant. Et la campagne n’a rien non plus qui émerveille. À partir de Greenville seulement elle devient plus accidentée. La Géorgie nous montre au premier plan des forêts dont les teintes se réduisent, hélas ! à la rousseur hivernale des chênes, mais elles sont magnifiquement situées, tantôt s’engouffrant dans des gorges profondes, tantôt orgueilleusement dressées sur des assises rocheuses

  1. The Prophet of the Great Smoky mountains, by Egbert Craddock ; Boston.