Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/567

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

distinguer, sur de vastes et monotones étendues, ces espèces de jouets d’enfans en bois savamment découpé qui représentent presque partout les maisons de campagne. L’immensité d’un paysage sans relief ni détails les faisait paraître plus petites encore ; on eût dit autant de châteaux de cartes épars sur un tapis illimité de velours blanc. Ce tapis réussissait à tout cacher sauf, çà et là, les affiches gigantesques aux enluminures barbares qui déshonorent les plus beaux sites, les solitudes les plus agrestes d’un bout à l’autre des États-Unis, recommandant des toniques, des purgatifs et autres drogues auxquelles sont liés les noms de Hood, de Pitcher, de Carter, etc., peints en lettres d’un pied de haut sur les barrières des champs, sur le toit des granges et des bergeries. Hood’s sarsaparilla, Hoocls Cures, ou simplement Hood’s ! perçaient encore quelquefois la neige. Ce n’étaient d’ailleurs que rivières gelées, stalactites attachées par l’hiver à la paroi des rochers qu’a fait sauter la mine. Les villes manufacturières, telles que Newark, mêlaient par intervalles le noir de leurs usines, de leurs établissemens métallurgiques, à cette blancheur salie par la fumée. Soudain l’intervention d’un incendie flamboyant changea toutes choses ; après South-Elizabeth il éclata dans le ciel ; nous eûmes le spectacle d’un de ces couchers de soleil septentrionaux qui, par une heureuse compensation, sont, non moins que les blizzards, particuliers à l’Amérique. Toute la neige en resta rose, d’un rose palissant jusqu’au gris violâtre et livide qui fait penser à la mort. Après quoi la nuit se déroula, épaisse et profonde. Philadelphie m’apparut comme une éblouissante agglomération de feux électriques tandis que, dans le train énorme et surchargé, s’affirmait, égoïste et brutale, la lutte pour l’existence. On faisait queue à la porte de la salle à manger, et c’était une formidable poussée pour conquérir une petite table où le repas disputé n’arrivait qu’après une longue attente. Cependant les domestiques nègres mettaient beaucoup plus de vivacité à transformer notre vestibule-salon en dortoir ; mais là encore on était serré à faire pitié. Il fallait, vu le nombre des voyageurs, s’accommoder de couchettes superposées, se résigner à dormir deux par deux, sous les mêmes rideaux, hommes et femmes pêle-mêle. Tout le monde voyage en Amérique et sans distinction de classes. Telle petite bourgeoise ou du moins une personne qu’ici on appellerait de ce ; nom, — une vieille fille qui n’irait jamais chez nous plus loin que le chef-lieu de son département, — se rend de la Nouvelle-Angleterre au Texas, munie d’un petit panier de provisions et de sa Bible. Tel fermier pensylvanien, à cheveux blancs, au visage sévère, l’ait, accompagné de sa fille, la tournée circulaire jusqu’à San Francisco. Il est rangé sur la planchette au-dessus de moi :