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n’avoir pas peur de lui ressembler. Il ne peut pas y avoir de morale naturelle, parce que la nature est immorale.

— Mais il peut y avoir une morale sociale, et fondée uniquement sur la socialité. — Nous voilà au point précis, en effet. Mais remarquez d’abord que vous abandonnez déjà votre ferme connexion entre les sciences naturelles et les sciences de l’homme. La morale science sociale, c’est la morale science humaine. Si c’est dans l’instinct social de l’humanité que je dois puiser la loi de mes actes, ce n’est plus dans la nature que je la puise. Ce n’est pas dans le moi, sans doute, mais c’est dans l’homme. Une morale sociale consiste à se représenter les hommes au milieu de la nature comme ayant leur loi à eux qu’ils n’empruntent qu’à eux : le divorce entre l’homme et la nature n’est plus supprimé, il est rétabli. Votre adversaire a cause gagnée.

De plus, la morale fondée sur l’instinct social est bonne, sans doute, parce que la morale dès qu’elle redevient humaine redevient bonne, mais combien incomplète ! La socialité est meilleure maîtresse de moralité que le naturalisme, mais non pas excellente ; la société est moins immorale que la nature, mais elle n’est pas d’une moralité très haute. Ce n’est pas à considérer les hommes, à les étudier, qu’on apprend à être d’une très pure vertu. N’a-t-on pas remarqué que la vie de société affine l’esprit et corrompt le cœur ? Sans aller jusqu’aux paradoxes de Rousseau, dont, quoique solitaire et cénobite vous-même, vous êtes l’antipode exact, n’est-il pas vrai que les hommes sont faits pour vivre en société à condition de n’y pas trop vivre ? La socialité inspire des sentimens fort moraux à la condition presque de s’y soustraire. Est dévoué à la société celui qui a l’instinct social très prononcé et qui ne se mêle pas à la société, qui la sert de loin, l’aimant moins elle-même que l’idée abstraite qu’il s’en fait, et qu’il n’en garde qu’à la condition de la fréquenter peu. Cela ne laisse pas d’être significatif.

Généralisons. Considérons l’humanité en tout son ensemble, dans le présent et le passé. L’histoire est immorale, moins immorale que la nature, mais immorale. Moins que la nature, mais assez net encore, elle montre le triomphe de la force, de la ruse, de la violence, etc. Comme la fréquentation de la société, la contemplation de l’humanité est peu édifiante. Ici encore on est dévoué à l’humanité à la condition de la connaître d’une façon un peu idéale et philosophique, comme vous, par exemple, la connaissez. Encore une fois on peut trouver là une morale, mais il faut y mettre je ne sais quelle bonne volonté. Il semble que l’homme qui ne serait pas doué d’un instinct moral par lui-même,