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Mais quand les hommes, — à quelque époque du reste que, plus ou moins nombreux, ils s’en soient avisés, — ont vu, ou cru voir, que le monde était immoral, qu’il n’avait aucun sentiment de justice ou de bonté, qu’ils étaient les seuls êtres moraux de l’univers, ils ont été épouvantés. Ils se sont vus seuls, et ils se sont vus mystérieux. Ils se sont écriés : « Quelles chimères sommes-nous ? Quels monstres ? Quels êtres incompréhensibles ? » Et alors le trouble a été très grand dans l’humanité. Les uns ont osé dire : « Eh bien ! soyons comme le reste de la nature. C’est elle qui doit avoir raison. Soyons naturels. Détruisons en nous l’être artificiel que quelques trompeurs sans doute ont fabriqué. Ne prétendons pas valoir mieux que le reste de l’univers. » D’autres ont dit : « Eh bien ! soit ! La nature entière a sa loi qui est méprisable, et nous avons la nôtre. Pourquoi non ? Suivons la nôtre avec d’autant plus d’énergie que le monde semble nous railler de la suivre ; nous nous montrerons supérieurs à lui, et voilà tout. » Et la rupture entre les lois naturelles et les lois de l’homme a été consommée.

Enfin vient le positiviste qui dit : « Ce n’est pourtant pas possible. Il ne peut y avoir de contrariété si absolue entre une bestiole et tout l’univers. Il doit y avoir un moyen de rattacher la loi de l’homme aux lois générales. » Et il tente sa conciliation et sa réconciliation de la morale avec la physiologie.

S’il y réussissait, l’accord ancien, l’harmonie du monde aux yeux de l’homme serait rétablie. L’homme n’apercevait pas de rupture entre lui et le monde parce qu’il voyait le monde semblable à lui ; de nouveau il n’en apercevrait pas, parce qu’il se verrait semblable au monde. Comte a très bien dit qu’il y avait synthèse des sciences morales et des sciences naturelles dans l’esprit théologique, séparation des unes d’avec les autres dans l’esprit métaphysique, synthèse nouvelle des unes et des autres dans l’esprit positiviste. Mais le positiviste réussit peu dans cette conciliation, et il y réussira peut-être de moins en moins. Plus les sciences morales et les sciences naturelles seront poussées avant, plus sans doute leur divorce s’accusera. Ce n’est point des différences qu’elles aperçoivent entre elles, c’est une contrariété. Plus la nature est connue, plus elle fait horreur à l’homme ; plus il la connaît, plus il est indigné de cette chose éternelle et énorme qui n’a pas de but, qui n’a pas de moralité, qui même est cruelle, sorte de monstre aveugle et féroce, en tout cas, être, si c’est un être, aussi contraire que possible à tout ce que l’homme sent de bon en lui. Ce n’est pas à elle qu’il peut se résigner à demander des leçons de morale. Il lui ressemble trop peu pour