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retour possible, nous n’en savons rien. Que l’homme ait été un animal et ait su s’arracher à l’animalité, il est vraisemblable ; qu’il continue et soit destiné à continuer à s’en éloigner de plus en plus, nous n’en savons rien ; car le progrès n’étant pas indéfini, comme Comte le reconnaît, il est possible que ce que l’homme peut en réalité, soit atteint ; et depuis longtemps ; et qu’à partir du moment où l’homme s’est séparé nettement de l’animalité il n’ait fait que tourner dans un cercle ou osciller comme un pendule, changeant toujours, c’est sa loi, mais sans avancer. Or c’est bien sur l’idée qu’il avance et continuera longtemps, sinon indéfiniment, d’avancer, que Comte fonde tout son système. Il repose sur une hypothèse, et sur une hypothèse, non pas plus hypothétique que celle du progrès indéfini, mais plus fragile encore : il repose sur cette hypothèse que l’homme, ayant progressé au commencement, doit progresser jusqu’à une certaine date, et que cette date n’est pas atteinte. Oh ! qu’en savez-vous ? Qui vous a mis dans le secret de cette chronologie ?

Mais le grand point, le nœud du système, c’est le pont jeté entre les sciences naturelles et les sciences morales. Ici l’instinct de la vraie question est merveilleux, l’effort admirable, et les intentions excellentes. La vraie question de l’humanité est bien là en effet. Quelle est la loi de nos actions et où devons-nous la prendre ? En nous ? Hors de nous ? En nous elle est indistincte, quoi qu’on en ait dit. La conscience est vacillante et obscure. Notre âme est trop complexe pour que nous distinguions très facilement quelle est celle de ses mille voix que nous devons écouter. Il y faut toute une science, très difficile. Les hommes ont toujours désiré trouver hors d’eux la loi d’eux-mêmes. Ils l’ont demandée au monde. Le monde leur a très bien répondu. Gouverné par des dieux ou un Dieu assez justes, assez bons et assez charitables, il leur a répondu qu’il fallait être bons et justes, et une morale théologique plus ou moins élevée a été fondée. Mais ce monde, qui répondait ainsi, était très probablement un monde factice. C’était un monde que l’homme avait imaginé sur le modèle de lui-même ; qu’il avait créé, à qui il avait donné pour âmes ou pour âme, des êtres ou un être semblables à lui, un peu meilleurs que lui. Ce que l’homme écoutait donc c’était lui-même projeté par lui-même au bout du monde, et des extrémités de l’univers c’était la voix de lui-même, un peu meilleur, qui lui revenait. Si aucun divorce n’existait entre l’homme et la nature, c’est que l’homme voyait la nature comme gouvernée par un être qui n’était qu’un homme perfectionné. Au fond, c’était à lui-même qu’il obéissait, mais à lui agrandi, épuré et cru autre, ce qui était nécessaire pour qu’il obéît.